À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

04/05/2010

Pas de pitié pour les sans papiers ! De la charité, du don et de la domination

Ludo Simbille

C’est bien connu, « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Désormais célèbre et largement galvaudée, cette formule lancée par Michel Rocard en 1989 est régulièrement brandie comme un argument irréfutable à l’appui d’une politique migratoire restrictive...

« On oublie seulement une chose c’est qu’une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l’exploitation depuis des siècles de l’Afrique, pas uniquement, mais beaucoup, vient de l’exploitation de l’Afrique. Alors il faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité ; de bon sens ; de justice, pour rendre aux africains, je dirais... ce qu’on leur a pris. D’autant que c’est nécessaire si l’on veut éviter les pires convulsions ou difficultés avec les conséquences politiques que ça comporte dans le proche avenir. »
Jacques Chirac, mai 2008

« Nous n’aurons aucune pitié pour les anciens gouverneurs, pour les anciens missionnaires. Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi malade que celui qui les exècre ».
Frantz Fanon, Peau noire, Masques blancs

« Un nain a beau se tenir sur une montagne, il n’en est pas plus grand pour cela. »
Sénèque, Lettres à Lucilius

C’est bien connu, « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Désormais célèbre et largement galvaudée, cette formule lancée par Michel Rocard en 1989 est régulièrement brandie comme un argument irréfutable à l’appui d’une politique migratoire restrictive. Au nom du réalisme économique (et social), la société française ne pourrait se permettre de recevoir sur son territoire un nombre illimité d’émigrés. Malgré toute sa munificence. Une politique « responsable » se doit de maîtriser les afflux de migrants et de contrôler scrupuleusement les délivrances de cartes de séjour.
Tel est le credo du gouvernement actuel qui n’entend plus « subir » mais « choisir » ses immigrés. Afin de limiter l’immigration « familiale » au profit d’une immigration dite « économique », s’imposent, depuis le gouvernement de Villepin, des objectifs chiffrés de « reconduites à la frontière » en même temps que se voient réduites les possibilités de regroupement familial et réhabilitée la carte de séjour temporaire mention « salarié » permettant d’adapter la main d’oeuvre étrangère à certains secteurs professionnels et géographiques. Ainsi, par exemple, la loi du 20 novembre 2007 et sa circulaire d’application du 7 janvier 2008, prévoient-elles une « admission exceptionnelle au séjour » sur « engagement ferme » de l’employeur, soit sur une proposition de contrat de travail à durée indéterminée (CDI) ou d’un an minimum [1].
En référence à cette loi, plusieurs milliers de personnes sans papiers se sont mis en grève depuis le 12 octobre 2009 dans différentes entreprises franciliennes de sécurité, de nettoyage, de restauration, de bâtiment, afin d’obtenir leur régularisation. Soutenus par plusieurs organisations syndicales (CGT, Solidaires, CNT notamment) et associatives, ils demandent au gouvernement une nouvelle circulaire définissant des « critères améliorés, simplifiés et appliqués dans l’ensemble du territoire national ». Nommée « Acte II », cette série d’occupations vise à tirer les leçons des deux « vagues » de grèves, initiées le 15 avril 2008, dont l’issue fut largement marquée par l’arbitraire préfectoral. La nouvelle circulaire, publiée le 24 novembre 2009, qualifiée de « remarquablement vide et floue » par les organisations de soutien, semble laisser « une très large marge d’interprétation aux préfectures ». Rappelant voire renforçant les critères cumulatifs d’accès au séjour, elle vient entériner la politique de régularisation au cas par cas. Par voie de conséquence, l’ensemble de ces durcissements successifs semble faire de l’obtention d’un titre de séjour une faveur.
Certes, Michel Rocard, s’est toujours défendu de prôner une telle orientation et n’a cessé de déplorer que sa déclaration serve de cache-sexe à la droite. Il explique à cet effet que le « destin imprévisible » de sa phrase, complètement décontextualisée, en a fait oublier sa deuxième partie selon laquelle la France devait « prendre fidèlement sa part » de misère [2]. Pour autant, ce rectificatif - aussi déterminant se veut-il politiquement - ne change rien à la perception d’une France philanthropique qui, dans sa grande mansuétude, viendrait faire l’aumône à des étrangers indigents. Au point où le débat opposant la droite et une certaine gauche en matière d’immigration, en vient à tourner autour du degré d’humanisme et de générosité dont devrait faire preuve le gouvernement. Or, en utilisant la grève comme moyen d’action, les travailleurs sans papiers semblent moins quémander, main tendue, un bout de papier qu’imposer un rapport de force afin de revendiquer leur droit de vivre et de rester ici.

Grandeur française et cache-misère

« Depuis quand les « Négros » ont besoin de votre aide ? »
Ekoué [3]

« Fermeté et humanité » ?

La manière dont Eric Besson, Ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire, cherche à contrecarrer les détracteurs de ses mesures répressives, est tout à fait révélatrice. « La France est une terre accueillante, elle accueille 180 000 personnes chaque année au titre du long séjour. (…) elle est le pays en Europe le plus généreux en matière d’asile. Il n’y a pas pays plus généreux pour les réfugiés, pour les protections internationales » [4], ne cesse-t-il d’asséner. Cet argument n’est pas aussi anodin qu’il y paraît. Faisant écho à l’harmonisation européenne, régulièrement mise en avant pour légitimer sa politique migratoire [5], E. Besson appuie l’idée d’une exception française, qui aurait réussi tant bien que mal à passer entre les fourches caudines de l’Europe. De plus, il nous invite à un raisonnement qui fonctionne en circuit fermé dont l’adage « Fermeté et Humanité » - qui ne cesse d’être scandé tel un slogan publicitaire pour une lessive 2 en 1, - serait la synthèse. Néanmoins, au-delà de cette logique binaire qui entend évincer toute critique, le coeur de son argument ne consiste-t-il pas avant tout, par l’assimilation automatique entre générosité et droit d’asile, à ériger la France en donatrice ?
Certes, justifier une attitude politique par le don n’est pas nouveau. Que l’on songe ici au débat autour d’un éventuel rôle positif de la colonisation. Pourtant, même à supposer que certains bienfaits soient reconnus, en quoi l’entreprise coloniale apparaîtrait-elle plus légitime ? Or, comme le montre l’historien Eric Savarèse, c’est parce qu’elle se perçoit perchée en haut de l’échelle des civilisations que la France considère n’avoir « rien à prendre de ces sociétés (colonisées), mais comme ayant au contraire tout à leur donner » (cité in Rémy, 2008, p. 220). Plus radicalement encore, ne peut-on pas suggérer qu’elle se présente comme donatrice (donner) pour légitimer ce qui relève avant tout de la prédation (prendre). Par conséquent, il n’est pas illégitime de considérer qu’il peut y avoir domination avant même « l’établissement par les dominants d’une dette dont les dominés ne peuvent s’acquitter » (Rémy, 2008, p. 216). Au même titre que le racisme ne se manifeste pas nécessairement sous des formes d’hostilités (Fanon, 1952 ; Jounin, 2006), donner — ou du moins présenter un geste ou une politique sous ce registre — constitue un mode de soumission quand l’éventuel receveur est soumis au bon vouloir, au libre arbitre du donataire.

Arbitraire, stigmatisation, tolérance

Quiconque a déjà accompagné en préfecture une personne dans sa démarche de régularisation a pu faire l’expérience de l’incertitude quant à l’acceptation d’un dossier de demande de titre de séjour par un employé au guichet. Non que des critères nationaux n’existent pas, mais leur caractère, soit arbitraire, soit imprécis [6], laisse de grandes marges d’interprétation aux fonctionnaires et favorise les différences de traitements, tant dans une même préfecture qu’entre les départements [7]. Notre observation des atermoiements de la Préfecture de Paris lors des négociations à la fin de la grève des intérimaires de Man BTP amène à penser que ces critères servent moins de gage de régularisation que de justification au refus. Les motifs de refus sont parfois si fantasques qu’un des grévistes comparait la régularisation à une loterie.
Cet arbitraire s’explique par la suspicion permanente de fraude dont font l’objet les personnes sans papiers. Quantité incommensurable de documents et de preuves ramassées dans un dossier en quatre sous-parties (Identité/Travail/ Logements/Preuves), nombre et nature des questions, choix des critères mis en avant, longueur des procédures, file d’attente avec ordre de passage, sont autant de facteurs traduisant une méfiance a priori et signifiant au migrant l’illégitimité de sa candidature au séjour. Il suffirait presque de faire l’inventaire des petites phrases assassines des élus politiques pour voir que l’image de l’immigré-profiteur ne se borne pas aux couloirs des administrations françaises mais qu’elle est relativement répandue dans la société. Un des derniers exemples en date, celui maire UMP de Goussainville ?, André Valentin, qui déclare à France 2 : « ils sont déjà 10 millions que l’on paye à rien à foutre ».
Cette présomption, selon laquelle une partie de la population jouirait de la « bonté française » de manière inconditionnelle, permet donc de justifier la politique du cas par cas et contribue à faire passer la régularisation comme un cadeau dépourvu de toute obligation ou comme un privilège qu’il faut mériter. « Y ’a une mesure d’humanisme et de tolérance qui doit être faite qui est uniquement sur une régularisation par le travail », déclare en ce sens Laurent Wauquiez, secrétaire d’Etat à l’emploi [8]. Ainsi, bien qu’elle soit largement conditionnée, la délivrance de carte de séjour n’aurait lieu seulement parce que la France daigne l’octroyer. Elle s’apparenterait donc à un don mais en aucun cas à un [9]. C’est du moins ce que laisse entendre la définition du terme tolérance que donne le Petit Larousse : « liberté limitée accordée à quelqu’un en certaines circonstances : ce n’est pas un droit, c’est une tolérance ».
Cette notion d’indulgence ou de magnanimité impose au donataire de se sentir redevable voire d’exprimer sa gratitude : « de nombreux Français par naturalisation sont intervenus pour apporter leur témoignage et dire leur fierté d’être français et leur gratitude envers leur nouveau pays », peut-on lire par exemple dans le « bilan » du contestable et contesté « débat sur l’identité nationale ». Or la mise en mouvement des sans papiers, et de manière plus flagrante celle des travailleurs sans papiers, cherche à sortir de ce rapport de domination que constitue l’endettement réel et symbolique.

« On n’est pas des mendiants ! »

C’est pas si mal ici, on a la sécu et la démocratie... et nique ta race aussi ! J’attends plus rien de ce pays ni des présidentielles, j’irai direct à l’essentiel. Qui nous a foutu au régime spécial, au régime sans ciel ?
Le Bavar

Droits humanitaires ou droit du travail ?

La construction de l’organisation collective sous le syntagme « sans papiers » dans les années 1990 tend à se défaire de l’image criminalisante de la figure du clandestin pour expliquer que leur condition n’est entre autre qu’une conséquence des lois en vigueur. Un sans papiers n’entre pas forcément clandestinement sur le territoire français [10]. Manière donc de mettre le gouvernement face à ses contradictions : plus l’arsenal législatif sera restrictif en matière de régularisation, plus les rangs de sans papiers grossiront. Mais bien plus que regretter une privation administrative (Siméant, 1998, p. 227), cette appellation est une façon d’affirmer leur inclusion dans la société (Cingolani, 2003, p.135). Elle trouble la frontière entre nationaux et non-nationaux en s’invitant dans le politique (Laarcher, 2009, p. 21). En effet, la poursuite de ce remodelage sémantique avec l’ajout du terme travailleur vient renforcer cette dynamique car il s’accompagne d’un changement du mode d’action, passant de la grève de la faim à celle du travail. Même si la première est loin de se résumer à un ethos de la misère (Cingolani, 2003), le recours à la grève du travail sous étiquette syndicale permet d’autant plus de sortir de revendications basées sur des droits humanitaires et d’abandonner les formes de soutien caritatif [11].
Pour rallier l’opinion à la cause, les tracts, les banderoles, les prises de parole témoignent de la situation de clandestin en usant parfois du ressort dramatique. Sociabilité réduite, angoisse et peur de l’arrestation, « paye de misère », « esclavage », « sans-droits » sont des descriptions régulièrement mises en avant. La rhétorique vise à démontrer qu’ils ne sont pas des profiteurs mais au contraire les premières victimes de cet état de fait, et par là même à prouver que la France n’est pas si « accueillante », si donatrice qu’elle le prétend [12]. Il ne s’agit donc pas de faire agiter les mouchoirs de la sensiblerie ou « d’implorer la pitié », comme l’explique Samuel Laarcher dans Mythologie du Sans-papiers (2009, p. 19), afin d’emporter le soutien de la population sur le mode compassionnel [13].
Pour preuve, un des grévistes intérimaires du mouvement de 2008 scande son refus d’être enfermé sous ce registre humiliant en ces termes :
« on a le droit de grève, on n’est pas des vandales, on n’est pas des mendiants, on a des droits, ce n’est qu’un p’tit bout de papiers qu’on a besoin, on veut être comme tout le monde et exister ».
Sous-entendu : des droits relatifs au Code du travail. Par le surplus de dignité que confère le travail dans une société qui en promeut la valeur, les immigrés sans papiers clament d’autant mieux leur égalité en s’inscrivant dans un répertoire de signification commune. Cette manifestation de l’appartenance à la communauté des salariés français aspire à rendre inacceptable, inadmissible les discriminations subies par une frange à part entière des travailleurs. En cela, le recentrage récent de la CGT dans les slogans de « l’Acte II » autour d’une régularisation des travailleurs sans papiers — au lieu de tous —, est tout à fait significatif. Ce mouvement, avec Raymond Chauveau et Emannuel Terray en tête, n’a de cesse de se définir comme un conflit de travail stricto sensu. La logique étant que régulariser les « sans droits » permet de lutter contre la concurrence entre les salariés, contre le nivellement par le bas de leurs exigences ; contre une sorte de loi d’airain des conditions de travail : « notre victoire sera une victoire pour tout le camp des travailleurs », explique en ce sens un tract des grévistes de Vitry [14].

Le travail comme faire-valoir de ses apports

Devant les médias, les grévistes arborent leurs fiches de paie voire épinglent sur des fils leurs feuilles d’impôts pour signifier que malgré leur non-statut, ils ont, pour beaucoup d’entre eux, un emploi déclaré. Intérimaires, en CDI ou en CDD, ils sont effectivement employés illégalement mais pas nécessairement clandestinement car leur irrégularité juridique est contournée par le recours à une fausse carte ou à l’identité d’un proche. Plus que travailleurs, les sans papiers se révèlent ainsi au grand public comme salariés et par conséquent comme cotisants à l’ensemble des caisses de l’Etat : Trésor Public, sécurité sociale, assurance retraite, chômage… Prouver, feuilles de salaires à l’appui, ses apports à la France, constitue une réponse à l’inquisition préfectorale qui instaure de manière quasi-comptable des seuils quantitatifs et qui exige des documents tangibles de présence sur le territoire (facture, attestation d’alias...). Sur le mode « qu’à cela ne tienne », ils subvertissent et mettent à mal l’idée de don que laisse entendre l’octroi à titre exceptionnel d’une carte de séjour prévu par la loi de « régularisation par le travail » de Brice Hortefeux. Les grévistes n’ont ainsi de cesse de revendiquer les apports à l’économie du pays à l’image de la « journée sans immigrée-24h sans nous », de mars 2010. Ou à l’image des grévistes de Man BTP : « on a une grande part dans votre résultat », scandaient-ils lors de la présentation des résultats financiers des majors du BTP . Ou encore du slogan invoquant le droit du sol : « on vit ici, on bosse ici, on cotise ici, on reste ici ».
Si l’impôt est gage de citoyenneté, les grévistes rétorquent alors au gouvernement qu’avant d’être des croisés de la République, ils sont de chevronnés travailleurs, intégrés de fait dans le système de solidarité nationale. Aussi, devient-il difficile pour l’État de reprocher aux immigrés leur incompatibilité citoyenne à moins d’adopter une posture hypocrite ou de reconnaître officiellement une hiérarchie des ressortissants français [15]. De ce fait, cette lutte des sans papiers renouvelle la figure du travailleur immigré tombée en désuétude dans la conscience collective à la fin des années soixante-dix marquée par le « déclin » des conflits ouvriers. À cela a succédé l’émergence sur la scène publique de la « question des enfants d’immigrés » notamment dans les quartiers populaires mais qui est posée en termes d’intégration culturelle et détachée de la sphère du travail [16]. En revanche, les acteurs du mouvement entamé en 2008 raccrochent, par la matérialité de leur travail, la question post-coloniale à la question socio-économique sans puiser dans le passé. Deux questions qui sont, selon Julien Rémy, à l’origine de l’instauration par la France d’une double dette. Considérées comme redevables envers la France, les immigrés et leurs héritiers subissent une discrimination et une stigmatisation quasi-systématiques qui les condamnent à la situation inégalitaire de débiteurs permanents et les empêchent de faire circuler la dette.
La mise en avant des fruits de leur travail permet donc de revendiquer la réciprocité des donations et de faire admettre qu’une régularisation serait une reconnaissance de l’inégalité des échanges entre immigrés et nationaux. En bref, les grévistes réactivent l’idée qu’ils n’ont pas à se sentir redevables envers les Français [17] mais que cela pourrait bien être l’inverse. Effectivement : plus que s’affranchir d’une éventuelle dette envers la France après des années de « bons et loyaux services » suite à leur arrivée sur le territoire, les sans papiers (ré-)interrogent le rapport entre la France et ses ressortissants provenant de ses anciennes colonies. Voyons plutôt.

Qui a une dette envers qui ?

Le « racket » organisé des cotisations sociales ?

Si en apparence les grévistes sans papiers ont tout du salarié lambda, la déclaration de leur emploi ne fait qu’illusion car elle occulte de grands manquements à leurs attributs salariaux. Ils ont beau avoir des papiers utiles à l’embauche, ils n’en restent pas moins, aux yeux de l’Etat, sous interdiction de travailler. « Exclus à l’intérieur » du salariat, ils se retrouvent par conséquent avec une protection sociale au rabais voire aucune [18]. Car compte tenu de leur illégalité, ils ne touchent pas les prestations sociales relatives aux cotisations qui leur sont prélevées. Une situation qu’un gréviste de Man BTP dénonce en entretien :
« C’est du vol de la part de l’État. Parce que l’État sait que... un sans papiers est en situation irrégulière. La sécurité sociale a des numéros que le travailleur a acheté, qui est faux, et, le travailleur cotise dans ce numéro-là, alors que la sécurité il sait que c’est faux mais ils disent pas “arrête !“. Quand tu vas aux ASSEDIC pour le chômage, pour t’inscrire, on dit : “non ton numéro est faux, ton numéro de sécurité est faux“. Quand tu fais accident de travail : “non t’es pas connu officiellement“. (…) Le Trésor Public il te dit de payer des impôts, tu payes les impôts, y’a certains... 1200 même qui ont payé ».
Etant donné qu’elle perçoit sous son nom plusieurs salaires, la personne en règle qui prête ses papiers se retrouve à payer au Trésor Public « des tranches d’impositions dignes d’un cadre supérieur des grandes entreprises », pour reprendre les mots d’un tract du comité de travailleurs sans papiers de Vitry qui y occupe le centre d’impôt. À l’échelle nationale, l’Etat encaisserait 2 milliards d’euros par an sur le compte des sans papiers par l’intermédiaire de l’URSAFF et des ASSEDIC, selon l’estimation de plusieurs syndicats et associations, syndicat unitaire des impôts (SNUI), Droits Devant !! et collectifs de sans papiers en tête. Le 12 janvier 2009, ceux-ci et près de 300 personnes investissent le centre des impôts de Paris-Centre pour demander une « audience » au ministère des finances. Après plusieurs heures d’occupation, Bercy accepte finalement de recevoir une délégation le 4 février. Elle y dénoncera cette situation et les directives orales qui ordonneraient, selon le SNUI, la destruction des déclarations d’impôts de personnes soupçonnées d’être sans papiers. Cette réunion au ministère, assortie d’un appel à une grande manifestation, marque un des points d’acmé d’une campagne auto-désignée « Racket des cotisations sociales ». Depuis plus d’un an, cette dernière sensibilise l’opinion avec une tournée des consulats de pays d’Afrique de l’Ouest et du Maghreb pour empêcher la délivrance des laisser-passer (nécessaires à l’expulsion d’immigrés sans papiers) puis avec des actions-occupation menées à la CNAV et à l’URSSAF.
Référence à l’extorsion de biens par usage de menace ou de violence, le terme de « racket » permet en l’occurrence de mettre l’Etat face à ces contradictions. Car d’un côté, ce dernier somme le salarié sans papiers de travailler pendant un certain temps s’il souhaite être régularisé et donc de cotiser — puisqu’il doit avoir été déclaré pour l’être (régularisé). De l’autre, il l’empêche de bénéficier des retombées de ces prélèvements sous peine d’être démasqué, arrêté puis expulsé.


De la colonisation à la Françafrique : reconnaître n’est pas se repentir

« Si Vendredi avait buté Robinson on se servirait du colon comme d’un paillasson »
Le Bavar [19]

Cette situation quasi kafkaïenne prend d’autant plus d’importance quand on admet que le migrant est un acteur majeur du co-développement international dans la mesure où il envoie régulièrement des fonds à sa famille restée dans son pays d’origine. Le manque à gagner du fait du non-versement de prestations sociales, comme par exemple l’assurance-chômage en cas de période de non-emploi, pèse alors sur les ressources du travailleur et par extension sur sa famille en Afrique. Ces transferts d’argent font eux-mêmes écho à « l’aide publique au développement » [20] que fournit la France à ces anciennes colonies (notamment africaines) et par là-même à la dette économique qu’auraient ces dernières envers elle. La position de créditrice qu’entretient la première (avec les autres pays occidentaux) envers le continent africain, se voit largement percutée par le fait qu’elle n’est que la conséquence des rapports inégalitaires Nord/Sud.
En tant qu’intermédiaire entre son pays d’origine et d’arrivée, le migrant est en effet une des figures représentatives de ces inégalités internationales. Si le phénomène d’immigration est d’abord celui d’une émigration [21] aux raisons multiples et complexes, non réductibles au travail, on ne peut le dissocier du marasme économique dans lequel est jeté l’Afrique. Marasme que l’on ne peut lui-même déconnecter de l’histoire entre ces deux régions du monde. C’est pourquoi l’argumentaire déployé lors des manifestations et des autres actions y fait largement référence, à l’instar du slogan : « « Hier-Hier, Colo-nisés, Au-jour-d’hui, Ex-ploi-tés, Demain Demain, Ré-gula-risés ! ». L’évocation des violences et des pillages coloniaux, sur lesquels s’est en partie construite l’économie française, sert à montrer que la France n’a pas seulement une dette morale et humaine, due par exemple à la participation des Tirailleurs africains lors de la seconde guerre mondiale, mais également matérielle et économique. Qui plus est, le renversement de l’endettement n’a pas à se diluer dans le passé colonial vue la prégnance, toujours actuelle, de la mainmise de la France sur ses anciennes colonies d’Afrique [22] : ingérence politicienne, présence militaire [23], implantation d’entreprises françaises [24], gestion monétaire par le Trésor Public français du franc CFA depuis le pacte colonial et la convention de 1972, etc. Ces atteintes à la souveraineté et au développement socio-économique ont évidemment de lourdes conséquences sur les populations locales.
Aller au-delà du post-colonialisme dans le mouvement sans papiers en abordant un néocolonialisme plus diffus, sert donc de réplique à ceux pour qui le passage par l’histoire relèverait d’une repentance qu’il faudrait rejeter [25]. La lutte en question appelle moins à la contrition qu’à la reconnaissance pour sortir de l’idée de générosité véhiculée au plus haut sommet de l’Etat. Ainsi, toutes ces mises en cause des manoeuvres d’appareil n’interrogent plus ici le degré plus ou moins donateur de la France mais veut clairement lui faire admettre sa volonté de prendre, qui de surcroît s’applique violemment. Pour toutes ces raisons, les membres du mouvement estiment ne pas avoir à s’excuser de demander leur régularisation. Certaines voix s’élèvent ainsi contre l’orientation, initiée par la CGT, vers la régularisation à proprement dite des travailleurs sans papiers. Sans entrer dans les querelles intestines, il est en effet reproché à cette dernière de n’avoir pris en compte que les salariés les plus intégrés, déclarés CDI. L’occupation des locaux de la CGT à la bourse du travail en mai 2008 à l’appel de la CSP 75 cherchait à poser la question des travailleurs « au noir » — d’ailleurs présents dans l’Acte II, surtout avec les chinois travaillant dans la confection qui scandent parfois « on veut cotiser » — ou isolés dans leur entreprise [26]. C’est un moyen de montrer que sans papiers et travailleur confine plutôt au pléonasme qu’à l’exception car s’il peut avoir des moments sans travailler (dus à un problème médical ou parce qu’il rejoint un proche), un migrant ne viendrait pas jusqu’en France, avec tous les risques que cela comporte, pour « se tourner les pouces ».
On touche donc ici à une limite du mouvement de « régularisation par le travail » : est-il un moyen d’accéder plus rapidement à la « régularisation de tous les sans papiers » ou abonde-t-il dans le sens restrictif et utilitariste du gouvernement ? D’autant que les cartes délivrées sont d’un an renouvelable sur les mêmes critères, donc le nivellement par le bas des conditions n’est pas totalement résolu. Pour leur part, les grévistes de Vitry demandent la régularisation sans condition par une carte de dix ans.

Conclusion : impasse de la charité et issue de l’immigration

« Certains sont jugés parce que l’on mesure aussi le piédestal »
Sénèque

À la lueur de ces développements, notre propos n’est pas de savoir si régulariser un sans papiers est en soi généreux mais de voir que le présenter comme tel, génère une relation nécessairement inégale car elle nie toute possibilité de réciprocité, contrairement à ce que préconise le tryptique maussien du Donner-Recevoir-Rendre. Le conflit des immigrés sans papiers tend au contraire à faire reconnaître leurs apports passés et présents. En cela, ils font plus que demander ce qui leur manque. Ils détournent le mode d’assujettissement que peut constituer le registre de la clémence, notion contenue dans la politique de régularisation au cas par cas.
Parce qu’elle postule que les inégalités internationales « tombent du ciel » et sont par exemple exogènes à l’histoire coloniale, cette vision évacue toute responsabilité française et biaise toute réflexion sur l’immigration. Tel un pompier-pyromane, il est aisé dans ces conditions d’apparaître charitable et de bâtir sur le terreau de la misère le piédestal sur lequel seront érigées les trois grâces du don chères à Sénèque. Sauf qu’ici le piédestal risque de ressembler à un catafalque où s’amoncelleront les corps défendant des victimes des politiques migratoires mortifères d’une Europe-forteresse. Alors qu’il est le réceptacle ultime d’une politique plus générale, l’immigré est abordé comme un « problème » qu’il faut nécessairement résoudre. Et cela, selon la logique simpliste et peu réaliste des vases communicants : chaque mesure prise dans le pays d’arrivée ouvrirait ou fermerait mécaniquement les vannes d’un supposé appel d’air.
Si la gauche campe sur ce terrain que lui impose la droite, elle se condamne d’avance, notamment en temps de crise, à perdre le combat politique sur ces questions-là car cette optique n’offre aucun autre choix qu’être « généreux » ou « responsable ». Eric Besson valide ainsi sa politique par le fait que le Parti Socialiste n’a rien d’autre à proposer. Cette gauche restera alors en proie aux sarcasmes infaillibles de ses adversaires, à l’instar de ceux que lançaient Charles Pasqua en 1998 à J-P Chevènement, alors ministre de l’intérieur, en réaction à sa loi : « la France n’a ni vocation ni intérêt à devenir l’hôpital du monde » [27]. Plus de dix ans après, le renouvellement de la lutte des sans papiers est l’occasion pour la gauche de déplacer la focale sur cette thématique, car, tout comme certains hôpitaux, ils semblent se moquer de la charité.


Bibliographie

Chauvin Sébastien, Jounin Nicolas, Tourette Lucie, « Retour du travailleur immigré », Mouvements, 2008. http://mouvements.info/Retour-du-travailleur-immigre.html
Cingolani Patrick, 2003, La république, les sociologues et la question politique, La Dispute.
Fanon Frantz (1952), Peau noire, masques blancs, Points Essais.
Jounin Nicolas (2008), Jounin Nicolas, Chantiers interdits au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte/Textes à l’appui.
Rémy Julien (2008), « Jeune issus de l’immigration ou la domination post-coloniale : la dette en trop », in Chanial Philippe (sous la dir.) La société vue du don, La Découverte, Bibliothèque du Mauss, pp. 215-228.
Laarcher Samuel (2009), Mythologie du Sans-papiers. Le cavalier Bleu/MythO !
Siméant Johanna (1998), La cause des sans-papiers, Presses de Sciences Po.

Ludo Simbille, « Pas de pitié pour les sans papiers ! De la charité, du don et de la domination », Revue du MAUSS permanente, 8 avril 2010 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article679

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails