Jusqu’à l’été 2008, l’ancienne « Europe de l’est » |1| fut globalement épargnée par la tourmente financière. Les « Nouveaux Etats membres » (NEM) de l’Union européenne (UE) avaient même connu des taux de croissance moyen très élevés – de 4 à 9% - depuis le tournant du millénaire qui tranchaient avec ceux de la « vieille Europe ». Alors que celle-ci était affectée depuis 2007 par la crise des crédits et entrait en récession, un découplage semblait s’opérer plus à l’Est.
Quel type de « croissance » (mesurée par le PIB -Produit intérieur brut) avait donc émergé de la destruction de l’ancien système ? Il faut distinguer deux grandes phases... et souligner la variante slovène, avant le retournement de 2008-2009.
De 1989 à la fin des années 1990 : une « crise systémique » et des « privatisations sans capital ».
La décennie 1990 fut globalement celle de la destruction de l’ancien système (privatisations, changements des critères de gestion...) avec deux temps : la première moitié de la décennie fut marquée par des chutes de croissance de 20-30% dans toutes les branches d’activités. La reprise se produisit ensuite |2|, inégalement, mais avec pertes d’emplois et creusement des écarts de revenus : « l’inégalité s’est accrue dans toutes les économies en transition », qui ont « commencé la transition avec des niveaux d’inégalités parmi les plus faibles du monde » |3|.
On ne peut comprendre, sans ces données de base, pourquoi dans le cadre des élections pluralistes – principal acquis contre l’ancien régime - les votes populaires se sont tournés ... vers les anciens communistes dès les toutes premières années de la décennie 1990. Il ne s’agissait pas d’une nostalgie pour le parti unique – radicalement rejeté – mais pour un droit à l’emploi et à l’accès pour tous aux biens et services de base. Sauf que les « ex » ne défendaient plus ces droits là, exclus du type de croissance et de « convergence » prônées avec la vieille Europe. Désormais, l’annonce d’un « rattrapage » fut seulement basée sur la comparaison (Est/Ouest) des taux de croissance du PIB – qui n’est en rien un indicateur de « bien-être ».
La convergence de système eut les privatisations pour « marqueur ». Mais avec quel capital-argent ? L’ancien système n’en permettait pas l’accumulation et les anciens gestionnaires du parti-Etat préféraient être les bénéficiaires des privatisations... On a donc inventé des « privatisations de masse » réalisées (sous différentes formes) par transformation juridique des entreprises en sociétés anonymes. Leur « capital social » était divisé en parts et distribué quasi-gratuitement en partie aux travailleurs et citoyens et le reste à l’Etat. Seules la Hongrie et l’Estonie ont choisi au début de la « transition » de vendre contre un « vrai » capital-argent – c’est-à-dire au capital étranger |4|. - leurs meilleures entreprises.
De 1999 à 2008 : le « big-bang » de l’élargissement vers l’Est de l’UE et une croissance profondément déséquilibrée
L’engagement de l’UE à accueillir dix PECO |5| décidé en 1999 visait en fait à contenir des mécontentements populaires croissants. Ceux-ci se traduisent jusqu’à aujourd’hui au plan électoral par la montée des abstentions et les votes xénophobes ainsi que par la difficulté politique à construire des majorités gouvernementales. Le choix de l’élargissement fut donc géo-politique. Mais il ne fut pas accompagné des moyens d’une stabilité socio-économique.
L’écart de PIB par habitant entre l’Etat le plus pauvre et le plus riche de l’Union était avec l’entrée de l’Espagne et du Portugal en 1986 de 1 à 4,9. Avec l’arrivée de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, il passa à 20,1. Mais alors que les élargissements vers les pays du Sud et l’Irlande s’étaient accompagnés de l’augmentation des « fonds structurels » du budget européen, c’est l’inverse qui fut décidé dans « l’agenda 2000 » de l’UE. L’Allemagne n’avait renoncé au DM qu’en obtenant de sévères règles budgétaires ; et elle ne voulut pas que l’intégration des PECO lui « coûtât » |6|. Pourtant ceux-ci lui « rapportaient » : elle y délocalisa bien des ateliers, exerçant des pressions à la baisse sur les salaires allemands et basant sa croissance (faible) au cours des années 2000 sur les excédents à l’exportation. Mais le budget européen fut plafonné à 1% du PIB européen (contre quelque 20% pour le budget fédéral étasunien) alors que le Traité de Maastricht limitait dettes et déficits publics en interdisant de surcroît (pour intégrer l’euro) tout financement des Etats par les Banques centrales à taux réduits ou nuls.
Dans l’ensemble les PECO étaient donc encouragés à se tourner vers les financements privés supposés efficaces et associés à la libre circulation des capitaux.
Comment attirer les investissements directs étrangers (IDE) ? Par le dumping social (la baisse des salaires et protections sociales) et fiscal. Le taux d’imposition sur le revenu des sociétés a baissé de 8,4 points entre 2000 et 2009, les plus bas taux étant à l’Est, notamment 15% en Lettonie (pour une moyenne de 23,5 dans l’UE27) |7|. Pour respecter les « critères », la contraction des recettes fiscales s’accompagna en général de celle des dépenses sociales. La Hongrie qui voulut accroître son budget pour l’éducation et la santé entre 2003 et 2006, dut se tourner vers les marchés financiers pour financer son déficit atteignant 9%.
Mais la libre circulation des capitaux a ouvert une autre source de financement privé : les banques. Après les privatisations sans capital, la nouvelle décennie fut celle d’une dépendance bancaire organique que l’adhésion à l’UE a favorisée : en 2008 |8|, dans les 10 NEM sauf la Slovénie, les actifs bancaires étaient majoritairement détenus par les banques étrangères (entre 65 et 80% pour la Lettonie et la Pologne, et pour les sept autres de 82 à... 100%).
La Slovénie s’est obstinée à garder quelque 70% de ses actifs bancaires sous contrôle public, ainsi que l’essentiel de ses infrastructures (énergie, transport...) en dépit des reproches répétés de la commission européenne, de la Banque mondiale, de l’OCDE et de la BERDL |9| ... Le rôle majeur des syndicats (spécificité slovène) organisant plusieurs grèves générales, a limité la baisse des impôts et des salaires. La Slovénie a donc les plus faibles « avantages comparatifs » de tous les PECO en matière de salaires... et le plus faible montant d’IDE par habitant entre 1989 et 2008, de tous les PECO (1500 dollars pour une moyenne d’environ 4500 dollars, et plus de 6500 pour la Hongrie et l’Estonie). Pourtant, son niveau de PIB par habitant est le plus élevé de tous les PECO, proche de l’Espagne... Ce qui n’empêche pas les « mauvaises notes » infligées pour non respect des « règles » de la concurrence pure et parfaite... entre inégaux.
La nouvelle périphérie est-européenne à l’épreuve de la crise
La quasi totalité des 1700 milliards de dollars d’emprunts est-européen sont de fait détenus par des banques ouest européennes (Autriche, Italie, France, Belgique, Allemagne et Suède concentrent à eux seuls quelque 84 % des avoirs). Or, les banques privées ont privilégié les placements sur la dette publique et les crédits à la consommation facilitant l’accès aux grandes surfaces des multinationales... ou aux placements immobiliers. La frénésie de consommation par endettement (dans un contexte d’appauvrissement) a donc sous-tendu l’envol récent de la croissance (notamment dans les pays baltes) accompagné de profonds déséquilibres des balances courantes, tout particulièrement dans ces pays où les taux de change étaient « stabilisés » par un ancrage rigide à l’euro (Etats baltes notamment).
Au début des années 2000, la baisse internationale des taux d’intérêt avait encouragé l’endettement en devises étrangères là où les taux de change étaient favorables. Près de 90% des hypothèques hongroises sont libellées en Franc Suisse depuis 2006 et la masse globale de prêts consentis en Franc Suisse hors de Suisse est estimée à 500 milliards d’Euros. 45% de l’ensemble du marché des crédits immobiliers et 40% de l’ensemble des crédits à la consommation hongrois sont exprimés en franc suisse plutôt que dans le Forint national - ce qui est devenu un piège quand les taux d’intérêts du Franc Suisse ont grimpé et que la fuite des capitaux a fait chuté le Forint Hongrois.
Le montant des prêts accordés (notamment par les réseaux autrichiens ou suédois) couvre l’équivalent de 20% du PIB en République tchèque, Hongrie ou Slovaquie et 90% dans les Etats baltes. Ces pays ont du rembourser ou refinancer l’équivalent de 400 milliards de dollars en 2009 – l’équivalent du tiers du PIB de la région.
A partir de septembre 2008 les sorties de capitaux et la contraction des exportations ont commencé à frapper plusieurs Etats qui firent appel au FMI, en premier ceux dont la croissance avait été la plus tributaire des crédits et financements extérieurs (Hongrie, Ukraine, Pays baltes). Mais en 2009 seule la Pologne |10|. connaissait un taux de croissance faiblement positif, la chute a été d’environ 3% à plus de 10% dans les autres PECO la plus forte dans les trois républiques baltes, assortie de crises politiques et sociales.
Des questionnements commencent à émerger |11| : « Les PECO se trouvaient (...), avant même que la crise ne les affecte, fragilisés par des déséquilibres inhérents à leur modèle de croissance. La convergence décrite (...) n’était donc probablement pas un processus intrinsèquement soutenable (...). Mais il aura fallu le révélateur de la crise pour que cela apparaisse clairement » |12|.
Pourtant, l’inquiétude exprimée par le rapport de 2009 de la BERD porte intégralement sur la sauvegarde... des privatisations et financements de marché incarnant « la transition ». Il se réjouit (à juste titre) du fait que les banques occidentales impliquées organiquement dans les PECO ne se sont pas retirées comme de simples capitaux spéculatifs. Mais la contraction des financements face aux risques est là.
Le recours au FMI dans les deux « périphéries » de l’UE (vers la Grèce, comme vers la Hongrie) indique à la fois toutes les fragilités de l’Union et les accentue : il permet d’éviter de remettre en cause les carcans monétaristes de l’architecture européenne et permet d’accentuer (et non de contester) les politiques menées jusqu’alors. A défaut d’alternatives progressistes, les votes d’extrême droite en Hongrie indiquent un triste avenir.
Notes
|1| En dépit de points communs à l’ancienne « Europe de l’Est », on peut moins que jamais la traiter « en bloc ». Il faudrait au moins distinguer l’ex et nouvelle puissance Russe, les pays issus du démantèlement de l’URSS et non membres de l’Union Européenne (UE), les Balkans de l’ouest reconnus comme « possibles candidats » allant de la Croatie à des quasi-protectorats comme la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo... et les dix « Nouveaux Etats Membres » (NEM) de l’ UE. Ce sont ces derniers qui sont généralement désignés comme PECO (Pays d’Europe centrale et orientale y inclus les républiques baltes). Dans l’espace limité de cet article, on se concentrera principalement sur eux.
|2| La Pologne fut la première à reprendre le chemin de croissance et à rattraper le niveau de PIB de 1989... avec une annulation de sa dette extérieure que l’on mentionne rarement et une décennie de répression marquant un niveau initial très bas... Seuls les pays d’Europe centrale avaient retrouvé en 2000 les niveaux de PIB de 1989.
|3| Banque mondiale (BM), Regional Overview , 1998. Cf. aussi BM « Dix ans de transition », Rapport de 2002.
|4| On trouvera le développement de ces analyses de la « grande transformation capitaliste » à l’Est, ainsi que de l’élargissement vers l’Est de l’UE sur mon site http://csamary.free.fr. Cf. aussi Jean-Pierre Pagé, « Europe de l’Est : économie politique d’une décennie de transition », Critique internationale, n° 6, hiver 2000
|5| Au-delà des huit premiers intégrés en 2004 avec Chypre et Malte, puis de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007, le Conseil de Thessalonique de 2003 a promis que l’UE s’ouvrait aux candidatures des Balkans de l’ouest (Albanie et ex-républiques yougoslave – moins la Slovénie déjà membre).
|6| L’unification allemande s’était traduite par un transfert de quelque 100 milliards de DM par an vers les nouveaux Länder pendant plus d’une décennie.
|7| cf. Eurostats 22 juin 2009
|8| e rapport sur la Slovénie dans le « Transition report » 2009, p. 224, cite tous ces griefs.
|9| e rapport sur la Slovénie dans le « Transition report » 2009, p. 224, cite tous ces griefs.
|10| En dehors es PECO, l’Albanie connaissait encore 3% de croissance en 2009 avant d’entrer en récession début 2010
|11| Cf. Jason Bush, « Latvia’s Crisis Mirrors eastern Europe’s Woes », du 03/03/2009 reproduit par Spiegelonline.
|12| Conjoncture, janvier 2010 n°1, « PECO, Alexandre Vincent, « la convergence à l’épreuve de la crise ».
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