Attentats à Londres ou à Bali, diffusion d’une vidéo de Ben Laden ou d’Al-Zawahiri, simulation d’une attaque chimique à Lyon, nouvelle législation autorisant le développement de la vidéosurveillance : ils sont là, sur les plateaux de télévision, pour commenter. Les « experts » sont devenus incontournables dans les médias français, comme leurs homologues dans les médias américains et européens. Ils brandissent des livres aux titres tapageurs : La Guerre ne fait que commencer, Le Jour où la France tremblera, Al-Qaida menace la France, etc. Un déluge éditorial qui prouve au moins une chose : l’antiterrorisme télévisé est devenu un vrai marché [1].
Naissance d’un marché
En France, le développement de l’« expertise médiatique » sur les questions de terrorisme et de contre-terrorisme remonte au début des années 1980. C’est l’époque des attentats contre les « intérêts occidentaux » à Beyrouth en 1983, du « terrorisme proche-oriental » dans les rues de Paris en 1986, mais aussi d’Action directe ou du FLNC. Le terrorisme est devenu un sujet médiatique de première importance. Hervé Brusini, un des journalistes français qui s’est le plus tôt investi dans le domaine, se souvient :
« Au début, notre désarroi face à ce type d’événement est tel que nous ne faisions que rappeler les événements précédents. Les médias ne sont alors qu’une sorte de caisse de résonance involontaire du terrorisme, une sorte de haut-parleur de l’action terroriste, sans plus. » [2]
L’idée s’impose vite, pour ne pas en être le simple relais publicitaire, de multiplier les contacts dans les diverses institutions étatiques chargées de la lutte contre le terrorisme (DST, DGSE, justice antiterroriste…) et d’établir des liens avec les milieux universitaires et les journalistes arabes susceptibles d’aider les journalistes à « contextualiser » les faits de terrorisme. Les sollicitations médiatiques sont telles que certains journalistes commencent à se transformer eux-mêmes en « spécialistes » :
Xavier Raufer, ancien activiste d’extrême droite reconverti dans la presse magazine, milite pour la reconnaissance médiatique et universitaire d’une « science » dont il s’est fait une spécialité, la criminologie des « menaces contemporaines » ;
Roland Jacquard, ancien journaliste au Canard enchaîné et collaborateur de diverses publications parisiennes, multiplie les livres sensationnalistes sur l’« internationale terroriste » ;
Antoine Sfeir, correspondant d’un quotidien libanais à Paris, fonde les Cahiers de l’Orient, auxquels contribuent des journalistes et des chercheurs.
À la fin des années 1980, le « marché médiatique de l’expertise antiterroriste », pour reprendre une expression d’Hervé Brusini, est en voie de constitution. Alors que le paysage médiatique français se diversifie et que les actes de « terrorisme » semblent se multiplier (parce que ce concept flou rassemble un nombre croissant de phénomènes disparates), les services de renseignement et de sécurité hexagonaux attachent une importance croissante à leurs relations avec le monde des chercheurs et des médias : il faut capter les informations de tous ceux qui en cherchent et trouver des relais pour propager dans l’« opinion » celles qu’on veut bien donner [3]. Espèce à risque, les « spécialistes » qui interviennent dans les médias font l’objet d’une attention particulière de la part des hautes sphères du pouvoir, constate Roland Jacquard en 1986 :
« On les craint, on les flatte, on cherche à les utiliser comme intermédiaires. Combien d’entre eux ont servi de provocateurs, d’agents de liaison ! Certains se muent rapidement en agents d’influence, de renseignement, d’intoxication, peut-être non rétribués, mais remerciés par des études toutes préparées, des possibilités de scoop. » [4]
« Tolérance zéro » et « guerre de l’info »
Les stratèges militaires le savent : toute guerre est en partie une guerre de l’information. Cette idée reprend de la vigueur en France dans les années qui suivent la fin de la guerre froide. La première guerre du Golfe (1990-1991), riche en manipulations en tout genre, en est un bon exemple. C’est d’ailleurs lors de cette guerre que s’épanouit le marché de l’expertise médiatique : les « experts militaires » se démultiplient pour répondre à la demande des chaînes de télévision, que la concurrence pousse à organiser d’interminables « éditions spéciales ». Xavier Raufer fait la promotion médiatique de son Atlas mondial de l’islam activiste [5]. Et au même moment, le politologue Gilles Kepel développe la théorie d’une guerre intestine entre l’« islam » et l’« islamisme », particulièrement appréciée des médias alors que les autorités françaises exhortent « les millions d’Arabes et de musulmans qui vivent sur notre sol » à rejeter les appels au djihad qui émanent du « monde musulman » [6].
Pour les services de sécurité et les grands médias, la « gestion de l’information » est d’autant plus cruciale que l’« ennemi » regarde la télévision – que ce soit en France ou, via le satellite, dans les anciennes colonies. C’est ce qu’a bien compris Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de 1993 à 1995. Alors que se développe une sanglante guerre civile en Algérie, il multiplie les opérations massives de « contrôles d’identité » dans les rues des grandes villes :
« Si on ne va pas à la pêche, on ne prend pas de poissons »,
justifie en août 1994 celui qui veut « terroriser les terroristes ». Puis viennent, sous l’œil des caméras, les rafles et les expulsions d’« islamistes » :
« Cela servira de leçon à ceux qui ne respectent pas les lois de la République et aussi celle de l’hospitalité ».
Les grands médias relaieront complaisamment ce genre de « leçons » [7].
Il faut dire que nombre d’« experts » se sont évertués tout au long des années 1990 à convaincre l’opinion publique de se méfier de tout : ce sont les « experts de la tolérance zéro » qui, inspirés par les théories américaines de la gestion managériale de la délinquance urbaine, estiment que le moindre écart avec la loi – celle de la République ou celle, plus floue, de l’« hospitalité » – doit être traqué sans relâche et châtié sans ménagement pour stopper « à la source » toute « carrière criminelle » ultérieure. L’inoxydable Xavier Raufer et son compère Alain Bauer (fondateur en 1994 d’AB Associates, une société de conseil proposant aux collectivités locales des « solutions » contre l’« insécurité urbaine » et sacré « criminologue » lors de sa nomination par Nicolas Sarkozy à la tête de l’Observatoire national de la délinquance, en novembre 2003) sont les représentants emblématiques de ce courant de pensée qui milite pour décrire toute « déviance » comme le signe précurseur d’une dérive potentielle vers la grande criminalité ou le terrorisme international. Alors que l’actualité semble confirmer leurs théories (les « beurs de Marrakech » en 1994, Khaled Kelkal en 1995, le « gang de Roubaix » en 1996), les grands médias ouvrent grand leurs micros aux experts de la peur et aux « marchands de sécurité » [8].
Un autre courant de pensée s’intéresse de près, depuis la fin de la guerre froide, aux « conflits asymétriques » et à la « guerre de l’information ». Ce sont les tenants de la « guerre économique ». À l’heure du « capitalisme cognitif » et des nouvelles technologies de l’information et de la communication, estiment-ils, l’information est l’arme la plus puissante, dans le domaine militaire comme dans la sphère économique, qui permet aux « faibles » de l’emporter sur le « fort ». Aussi remontent à la surface, pour être intégrées au management d’entreprise, les théories de la « guerre moderne » forgées dans les années 1950 par des officiers français (les colonels Charles Lacheroy et Roger Trinquier) pour combattre les « subversifs » du Viêt-Minh ou du FLN algérien. Les entreprises françaises doivent ainsi pouvoir inverser les rapports de forces (et consolider leurs positions) dans la jungle économique mondiale. Les armes : l’utilisation stratégique du « vecteur médiatique », l’espionnage (ou le contre-espionnage) industriel et un encadrement efficace des employés [9].
Armés de ce savoir-faire, nombre de fonctionnaires issus des services de renseignement ou de la justice antiterroriste investissent ce nouveau marché. Battu aux élections législatives de 1997, l’ancien juge antiterroriste et ex-député RPR Alain Marsaud rejoint par exemple la Compagnie générale des eaux (CGE, future Vivendi), où il monte une « cellule de sécurité et d’intelligence économique ». Le renseignement économique, reconnaît-il, est « un secteur de reconversion particulièrement lucratif pour de nombreux fonctionnaires » [10].
À la veille de l’an 2000, les médias sont donc plus que jamais une cible. Cible des armées qui remettent au goût du jour les « opérations psychologiques » mises de côté depuis la fin de la guerre d’Algérie [11]. Cible aussi des grands groupes industriels qui se servent du « vecteur médiatique » pour déstabiliser leurs concurrents. Cible enfin d’une armée de consultants à la recherche d’un levier promotionnel pour pénétrer le marché en expansion de la « sécurité ».
Face à ces assauts, la télévision ne semble pas disposée à réagir. Cause ou conséquence de l’explosion du « marché de l’expertise », les journalistes ont tendance à se désinvestir de leur métier, remarque Hervé Brusini, aujourd’hui l’un des responsables de la chaîne publique France 3. Travaillant dans l’urgence, éloignés des lieux où se fait l’actualité mondiale, ceux qui travaillent pour les médias classiques se reposent sur ces « experts » qui ne refusent jamais de meubler un plateau de télévision ou de remplir quelques colonnes de journaux. Une forme de sous-traitance qui permet en outre aux journalistes d’externaliser leur responsabilité éditoriale. Le média n’est dès lors plus qu’une boîte vide, que les journalistes remplissent en distribuant des cartons d’invitation. Apparue sur les écrans de télévision français en septembre 2001, l’émission C dans l’air est une bonne illustration de cette logique de désinvestissement généralisé.
Bien que diffusée sur France 5, la chaîne éducative du secteur public, l’émission est en réalité totalement privatisée : réalisée dans les locaux d’Europe 1 (groupe Lagardère), elle est produite par Maximal Productions (groupe Lagardère), société dirigée par Jérôme Bellay (à l’époque patron d’Europe 1). Émission de news and talk, le principe consiste pour le présentateur, Yves Calvi (transfuge d’Europe 1), à se mettre dans la peau du « Français moyen » en posant des questions sur un ton faussement naïf et en relayant certaines de celles que les téléspectateurs envoient par SMS. En direct, ces questions sont distribuées par le présentateur à un panel d’« experts » que l’équipe de C dans l’air a préalablement « castés » [12]. L’émission est agrémentée de quelques reportages, qui la confortent grâce au « réalisme » des images et dans lesquels sont fréquemment interrogés d’autres experts.
On retrouve le même dispositif dans nombre d’émissions, en particulier sur les chaînes d’information en continu qui, par nature et par souci d’économies, sont très gourmandes d’intervenants extérieurs, généralement non rémunérés, pour remplir le temps d’antenne (LCI lancée par le groupe Bouygues-TF1 en 1994, et I-Télé lancée par le groupe Vivendi-Canal plus en 1999). C’est dans ce contexte de vampirisation du journalisme par l’« expertise » qu’intervient le 11 septembre 2001.
Apocalypse now
Le retour foudroyant du « terrorisme » dans l’actualité après le 11 septembre a puissamment consolidé la position des experts médiatiques – et en particulier de ceux qui font profession d’exploiter la peur. Car les médias exigent des réponses « expertes » à de multiples questions : que s’est-il passé et que doit-on maintenant craindre ? Qui est Ben Laden et que se passe-t-il « dans le monde musulman » ? Maintenant que « l’impensable est devenu réalité » et que le terrorisme a muté en « hyperterrorisme », les journalistes des grands médias ont tendance à faire une confiance aveugle aux scénaristes du pire.
C’est ainsi que Guillaume Bigot, obscur professeur d’économie de l’université privée Léonard-de-Vinci, sort de l’anonymat. Auteur en 2000 d’un recueil intitulé Les Sept Scénarios de l’apocalypse, il avait, dit-on, « prophétisé » le 11 septembre. Honoré de ce fait du titre de « spécialiste en géopolitique », il sera invité à faire des démonstrations d’anticipation cataclysmique sur de nombreux plateaux de télévision et il entamera une prolifique carrière d’essayiste – il tentera même sa chance en politique (comme candidat chevènementiste aux élections législatives de 2002). Un parcours qui montre que l’« apocalypse » se vend bien et que la consécration télévisuelle peut ouvrir d’intéressantes perspectives de carrière. Par un soigneux glissement du conditionnel à l’indicatif, et du « possible » au « certain », les experts du genre décrivent la situation post-11 septembre comme une terrifiante période de danger perpétuel. Mais la plus belle réussite de l’après-11 septembre est sans doute le come back médiatique de Roland Jacquard.
L’« expert » qui prophétisait depuis plus de vingt ans l’inimaginable (terrorisme nucléaire, détournement d’avion par des virus informatiques, etc. [13]) trouve enfin sa consécration. Et il est pris d’autant plus au sérieux que l’ex-journaliste s’affuble maintenant du double titre, aussi ronflant qu’énigmatique, de « président de l’Observatoire international du terrorisme » et d’« expert auprès des pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU ». Fin connaisseur des médias, Roland Jacquard sait en effet que les journalistes qui l’invitent ont tellement besoin d’« experts » pour remplir les plateaux et pour répondre « aux questions que se posent les téléspectateurs », qu’ils n’interrogeront jamais publiquement la pertinence de tels « titres » [14].
Jouant ainsi du désinvestissement des journalistes, Roland Jacquard peut suggérer n’importe quelle hypothèse – celle par exemple de l’implication d’anciens agents de la Stasi ou de l’Irak dans les attentats du 11 septembre [15] – sans risque d’être démenti. La forme étant de loin plus importante que le fond, ses prestations médiatiques se résument pour l’essentiel à une sidérante rafale de chiffres à prétention scientifique et d’anecdotes d’apparence technique visant à démontrer l’imminence d’une « attaque bactériologique », de l’explosion d’une « bombe radiologique » ou de l’ infiltration en France de dangereux virus ». La conclusion est toujours la même :
« Il faut être extrêmement prudent, et se préparer à cette guerre de demain, parce qu’elle arrivera malheureusement un jour… » [16]
Outre les « experts » des techniques opérationnelles terroristes, la configuration des plateaux de télévision prévoit systématiquement la présence de « spécialistes du monde arabo-musulman », censés donner aux téléspectateurs un peu d’intelligibilité géopolitique à l’action d’Al-Qaida et des autres mouvements « islamistes ». Les figures emblématiques en la matière sont sans conteste Antoine Sfeir et Antoine Basbous (ancien porte-parole en France des Phalanges chrétiennes libanaises, devenu essayiste). Bons clients », ils tiennent un discours simple et inquiétant, beaucoup plus facile à vendre que les analyses nuancées proposées par des chercheurs comme Bruno Étienne, Olivier Roy ou François Burgat. Moyennant quoi, selon l’hebdomadaire Télérama, en ne prenant en compte que les chaînes hertziennes, Antoine Basbous est intervenu 121 fois à la télévision entre le 11 septembre 2001 et le 11 septembre 2006, et Antoine Sfeir 240 fois – soit près d’une fois par semaine en moyenne, vacances comprises [17]...
Deuxième partie : « Experts Corp. »