A partir d’un commentaire sur le retour opéré par Luc Boltanski à une forme de sociologie critique, Frédéric Lordon reprend la question de savoir ce qui confère leur pouvoir aux institutions, leur capacité à dire le vrai, et, dans le sillage de Spinoza, le trouve dans le pouvoir de la multitude.
À n’en pas douter, les observateurs de l’histoire courte du champ intellectuel trouveront à loisir, dans le dernier ouvrage de Luc Boltanski [1], de quoi commenter l’arc de cercle d’une trajectoire intellectuelle qui, rompant d’abord avec la sociologie critique pour lui substituer la sociologie de la critique [2], voit que l’épreuve du temps, notamment au spectacle de la mondialisation, met à mal cette bifurcation dont l’abandon constitutif s’est révélé prendre des allures de réel déficit. On pourrait considérer que le Nouvel esprit du capitalisme [3] déjà témoignait de l’ébranlement produit par les mouvements sociaux de 1995 et opérait une première correction de trajectoire. Ça n’est plus une simple inflexion mais carrément une seconde bifurcation, inverse de la première, que, succédant de près à la republication de La production de l’idéologie dominante [4], le présent ouvrage négocie ; et, si Luc Boltanski ne pratique pas le simple double demi tour qui ramène au point de départ, mais entreprend de tenir ensemble dans un cadre unifié ses « deux vies sociologiques », il reste que la forme même de ses titres, produisant l’effet de court-circuit qui fait passer De la justification à De la critique, atteste qu’avec la critique, précisément, quelque chose d’important avait été perdu en route qui est opportunément retrouvé.
L’autorité véridictionnelle des institutions
Le livre est suffisamment riche cependant pour qu’on trouve d’autres choses à y lire, et notamment sur la question des institutions, où sociologie de la critique et hétérodoxies économiques, comme les écoles des Conventions et de la Régulation, ont trouvé des interrogations communes – à défaut de points de vue identiques. Il était assez logique que le débat s’engageât sur ce terrain-là si l’on considère que les institutions ont été de longue date reconnues comme un objet sociologique par excellence, particulièrement sous la très large extension que leur ont donnée Paul Fauconnet et Marcel Mauss [5], alors que par ailleurs les hétérodoxies économiques, se disant d’ailleurs explicitement « institutionnalistes », y ont vu le cadre véritable des comportements économiques, et le motif le plus profond de leur rupture avec le solipsisme de la rationalité maximisatrice. Aussi la zone frontière entre économie et sociologie enregistre-t-elle l’essentiel de son activité autour de cette question des institutions, les uns y voyant principalement des dispositifs producteurs de coordination et de pacification des différends [6], les autres des stabilisations temporaires de luttes entre intérêts antagonistes ou bien l’actualisation historique des rapports sociaux structurants du capitalisme, à l’image du rapport salarial des régulationnistes [7]. Quoique le thème ne sorte pas de nulle part et tombe assez logiquement sous un cadre théorique, celui des économies de la grandeur et de l’économie des conventions, qui n’a pas cessé d’insister sur les compétences herméneutiques-critiques des acteurs, Luc Boltanski affirme avec force une autre conception de l’institution dont la propriété centrale réside dans ses effets de production de sens. Sur le fond d’arbitraire d’un monde essentiellement insignifiant, les institutions sont en premier lieu des instances de véridiction. La « position originelle » [8], dit Boltanski, cette fiction construite à des fins exclusivement conceptuelles, est intrinsèquement vide de sens, elle est le règne de l’incertitude radicale quant à « ce qu’il en est de ce qui est » [9]. Lever cette incertitude et faire advenir du sens est l’opération propre des institutions. Disant ce qu’il en est de ce qui est, les institutions sont le principe d’engendrement de ce que, par opposition à la prolifération indéfinie des événements du monde, Boltanski nomme la réalité, ensemble des significations socialement attestées et temporairement stabilisées. À ce degré de généralité au moins, il est difficile en effet de ne pas penser à la sociologie de Pierre Bourdieu dont la lecture dé-théologisée de Pascal [10] fait de la « misère de l’homme sans Dieu » le nom même du défaut de fondement et de la disparition de la transcendance du sens [11], le fond d’absence que la vie sociale des hommes s’emploie indéfiniment à combler [12]. Ce que parler veut dire [13] n’était-il pas déjà tout entier consacré à l’analyse des actes de véridiction, et l’idée même de violence symbolique n’a-t-elle pas partie liée avec l’inégale distribution du pouvoir symbolique entendu comme la capacité sociale à lever dans un certain sens l’indétermination, c’est-à-dire à dissiper l’incertitude radicale par une performation en dernière analyse arbitraire ? Pour le coup Luc Boltanski ne cherche en rien à faire taire cette résonance-là, tout au contraire : elle est l’expression même de son retour à la sociologie critique, où ce sont les idées de l’arbitraire et de la fragilité intrinsèque des constructions de sens que les institutions jettent par-dessus l’indétermination de la « position originelle », qui maintiennent ouverte dans la pratique la possibilité de la critique, et par là, dans la théorie, la ré-articulation de la sociologie critique et de la sociologie de la critique. « La violence est tacitement présente dans les institutions parce qu’elles doivent lutter contre le dévoilement de la contradiction herméneutique » [14] : entre « violence » et « dévoilement », on trouvera difficilement marqueurs lexicaux plus explicites.
Pour tout l’intérêt de ce « retour », il reste que cette synthèse sociologique, passe d’une certaine manière à côté de son problème central et ceci sans pourtant manquer de le nommer explicitement, à plusieurs reprises même : l’autorité du fait institutionnel. Et si, comme un exemple auquel on pourrait ajouter dix autres, Boltanski évoque « la dévolution à une institution de l’autorité nécessaire pour dire ce qu’il en est de ce qui est » [15], liant par là formellement l’acte de véridiction à ses conditions sociales et symboliques, nulle part son analyse n’entre dans les origines de cette dévolution, c’est-à-dire dans les mécanismes sociaux de la production d’autorité. Il en est pourtant bien près à plusieurs reprises, notamment lorsque se trouve introduite au détour d’une phrase l’idée de l’institution comme « puissance déontique » [16], mais sans que ce commencement de piste soit davantage exploré. C’est cette intuition de la puissance des institutions qu’on voudrait explorer ici et d’une manière qui ne vise pas tant… la critique de la thèse de Luc Boltanski (non pas qu’il n’y aurait définitivement plus matière), mais une sorte de complément sous la forme d’une proposition qui d’ailleurs pourrait intéresser à un titre plus général cet ensemble un peu flou qu’on appellera par commodité la « socio-économie des institutions ». Par le fait, Boltanski s’avance trop loin dans la problématisation du fait institutionnel de la véridiction qu’il ne suscite de lui-même la question à laquelle pourtant il ne répond pas : car, à si bien souligner le caractère profondément tautologique des énoncés d’institution [17], dont la tâche est de « confirm(er) que ce qui est (dans un certain contexte) Est dans tous les mondes possibles » [18], à montrer que, orthogonaux au registre de l’argumentation, ces énoncés sont tout entiers dans celui de l’assertion et de l’affirmation, se pose immanquablement la question de savoir quelle est la nature des forces qui permettent à l’inconsistance intrinsèque d’une tautologie de tenir debout et, plus encore, de valoir. On observera là encore que c’était précisément l’objet de « l’économie des échanges symboliques » développée par Bourdieu dans Ce que parler veut dire à partir de l’idée que l’efficacité symbolique des énoncés d’autorité ne devait rien à un improbable pouvoir illocutoire des mots mais tout aux forces extrinsèques que leur ajoutent les propriétés sociales des locuteurs. « Capital symbolique » est le nom génériquement donné à ces adjonctions, toutes venues du dehors des individus, et indexées aux positions qu’ils occupent dans leurs univers sociaux de référence. L’idée du capital symbolique ne lève cependant pas tous les mystères de l’autorité et il reste de quoi s’interroger à propos des processus concrets de son opération, sauf à s’en tenir à une sorte d’« efficacité topologique », autrement dit à déplacer la simple localisation de ce pouvoir spécial (ce qui est déjà considérable) pour, l’ayant retiré aux individus, le conférer maintenant aux positions dans la structure du champ. Pourtant si soucieux du modus operandi, Bourdieu ne va donc pas complètement au terme d’une clinique de l’autorité avec, au passage, le risque de laisser fonctionner l’« efficacité topologique » comme l’une de ces qualités occultes dont par ailleurs il recherchait méthodiquement la dissipation [19].
L’autorité, une affaire de puissances et d’affects
C’est à ce moment précis que l’emprunt spinoziste en sciences sociales peut se révéler de quelque utilité. On pourrait d’abord l’appuyer en notant très généralement que la philosophie de Spinoza est une ontologie de l’activité et de la productivité – entendre : de la production des effets – et qu’à ce titre elle est particulièrement disposée à se saisir des questions d’efficacité. C’est la centralité de l’idée de puissance qui lui confère ce caractère. Quoique inessentiel d’un point de vue de sciences sociales, il est utile d’évoquer d’un mot le dispositif ontologique qui la met en scène. La puissance chez Spinoza se décline de haut en bas de la hiérarchie de l’être – en haut la puissance infinie de Dieu, énergie infiniment productive, « infusée » [20] jusqu’en bas, dans les choses finies (que Spinoza appelle les « modes ») en quelque sorte délégataires pour leur part propre de la puissance divine et par là aptes, dans l’ordre de la nature naturée, à produire des effets. « Rien n’existe dont la nature n’entraîne quelque effet » énonce (Eth., I, 36) [21] en conclusion de la première partie de l’Éthique au terme de laquelle se trouve dégagé le soubassement ontologique de la causalité intermodale. Car c’est bien là que Spinoza veut en venir, et notamment à ces modes particuliers que sont les hommes, dont il suit de la nature de chacun de produire « quelque effet », avec cette propriété spéciale que ces effets sont majoritairement « croisés », c’est-à-dire exercés par les hommes les uns sur les autres, dans un monde social par conséquent fortement clos sur lui-même. L’efficacité chez Spinoza se dit alors en deux concepts : conatus, qui est le nom de la puissance propre de tout mode [22], expression locale et finie de l’infinie productivité causale, en termes moins ontologiques et plus socio-anthropologiques l’énergie même de l’action ; et affect qui est l’effet en chaque chose de la rencontre d’une chose extérieure. La puissance spinoziste est donc le pouvoir d’affecter, c’est-à-dire le pouvoir d’une chose de produire des effets sur une ou plusieurs autres choses. La variété des affects que peut éprouver le mode humain est considérable, quoique se déployant par spécification et combinatoire à partir des affects primaires que sont le désir, la joie et la tristesse. Ils sont la matière même de la vie passionnelle dont la partie III et la première moitié de la partie IV de l’Éthique engendrent les éléments et les mécanismes les plus importants.
Ni le conatus, qui se présente indiscutablement comme un pôle individué de puissance, ni l’idée d’affect, spontanément renvoyée au registre psychologiste des « émotions », ne doivent cependant conduire à faire du spinozisme un individualisme sentimental, préoccupé exclusivement des émois du sujet et d’où tout caractère proprement social aurait été évacué. Il y a d’abord que, prenant le contrepied du cartésianisme, affirmant un déterminisme sans réserve, et refusant à l’homme toute extra-territorialité qui le soustrairait à « l’ordre commun de la nature », c’est-à-dire à l’enchaînement des causes et des effets – l’homme en aucun cas ne saurait être considéré « comme un empire dans un empire » [23] (Eth., III, Préface) –, le spinozisme offre sans doute la critique la plus radicale des illusions du libre arbitre et de la subjectivité comme souveraine capacité d’auto-détermination – « les hommes se croient libres par cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais qu’ils ignorent les causes qui les déterminent » (Eth., III, 2, scolie). Il y a ensuite que Spinoza donne des affects un concept aussi contre-intuitif qu’hétérogène au psychologisme des émotions puisqu’il les définit comme variations de la puissance d’agir du corps [24] (Eth., III, définition III), par où s’affirme que le corps est le support de l’expérience des rencontres et le premier lieu où s’enregistre leurs effets. Il y a enfin que les « affections », ces expériences du corps occasionnées par les rencontres de choses extérieures, en d’autres termes cette expérience des effets sur soi de la puissance des choses extérieures, et des affects qui en résultent alors, sont éminemment sociales. Elles le sont jusque dans le cas le plus trompeur de la rencontre interpersonnelle, rencontre d’une personne certes singulière mais constituée, porteuse et expressive de l’ensemble de ses qualités sociales (genre, groupe social, réputation, etc.). Elles le sont à plus forte raison toutes les fois que l’individu se trouve exposé à l’effet sur lui des choses extérieures collectives – celles-là mêmes auxquelles, suivant Mauss, on peut accorder une nature institutionnelle. Comme toutes les choses extérieures, et avec la puissance supérieure qui leur est propre, les institutions activent la séquence élémentaire de l’action qui enchaîne l’affection (l’exposition du corps à une chose extérieure), l’affect (l’effet éprouvé), et la réorientation qui s’en suit de la puissance d’agir du conatus, déterminé à faire réactionnellement quelque chose [25]. En d’autres termes, mes rencontres (affections) me font quelque chose (affect), et par suite me font faire quelque chose (redirection du conatus).
La puissance de la multitude, principe ultime des autorités
Non par fonction – autant que du libre arbitre, le spinozisme est une critique radicale du finalisme [26] – mais comme un effet, les institutions ont la propriété de réduire la diversité spontanée des affects et par conséquent d’homogénéiser les comportements qui s’en suivent. Il en est ainsi parce que, choses collectives, les institutions sont par là même dotées d’une puissance à leur échelle, c’est-à-dire du pouvoir d’affecter tous – donc de les affecter identiquement. Il faut, à ce point, quitter l’Éthique et se tourner vers le Traité politique, tel qu’il prolonge et fait jouer dans l’espace collectif les mécanismes de la vie passionnelle « individuelle » [27], mais pour en faire une relecture actualisée qui, au-delà de son caractère originel d’œuvre de philosophie politique classique, attesté par ses objets mêmes – la sortie de l’état de nature et le passage à la Cité, les formes du gouvernement, etc. –, saurait y trouver plus largement les éléments d’une théorie tout à fait générale des institutions sociales [28]. Sous cette perspective, la question centrale du Traité politique est bien de savoir d’où l’Etat (les institutions) tire ce pouvoir spécial d’affecter à grande échelle et, ce faisant, de produire un ordre par homogénéisation des affects et des mouvements subséquents de conatus, c’est-à-dire par normalisation des comportements. La réponse à cette question est inscrite dans le concept central du Traité politique : la puissance de la multitude. C’est parce qu’elle est une affirmation radicale de l’immanence que la philosophie de Spinoza abandonne les solutions d’extériorité transcendante et ne cherche qu’ici-bas les origines de toutes les puissances sociales [29]. La puissance de la multitude est l’expression de ce que les hommes s’entre-affectent inter-individuellement et collectivement. Les corps sociaux, totalités à forte clôture sur elles-mêmes, vivent donc sous le régime de l’auto-affection, autre manière de dire que ce qui arrive aux hommes est l’effet des autres hommes, en singularités ou en collectivités – sachant que dans l’effet des hommes « en singularités » passent systématiquement des effets des hommes « en collectivités ». Par puissance de la multitude, il faut donc entendre une certaine composition polarisée des puissances individuelles telle que surpassant, par la composition même, toutes les puissances dont elle est constituée, elle est un pouvoir d’affecter tous. La forme la plus simple de l’auto-affection de la multitude est celle qu’étudie le Traité politique en dégageant ce qui fait proprement l’aptitude du souverain – quelle qu’en soit la figure : monarque, oligarchie ou peuple – à s’imposer, c’est-à-dire à affecter d’une manière quantitative et qualitative telle que les individus effectivement dirigent leurs puissances d’agir d’une certaine façon, celle qui est adéquate aux normes de l’ordre social et aux réquisits de la persévérance de l’Etat. Or, à cette question, la réponse spinoziste est d’une parfaite clarté : la souveraineté du souverain, c’est-à-dire la force même par laquelle il règne sur ses sujets et les détermine à l’obsequium [30] n’est pas autre chose que la composition de leurs puissances, captée par lui et retournée contre eux. Le fait de puissance qu’est la souveraineté n’a donc pas d’autre origine que ceux-là mêmes à qui elle s’applique – et en ce sens elle est typiquement l’effet d’une auto-affection du corps social. Dans une approche, celle de la philosophie classique, où le mot « droit (naturel) » n’a pas notre signification juridique mais celle quasi-anthropologique de la puissance – « le droit naturel de chaque individu s’étend aussi loin que s’étend sa puissance » écrit Spinoza en (TP, II, 4) [31] –, la souveraineté est ressaisie comme un droit-puissance d’une magnitude supérieure à celle de tous les autres « droits » individuels, par conséquent à même de s’imposer à eux. Avec cette particularité, que seule une philosophie de l’immanence est à même de dégager aussi nettement, que ce droit-puissance supérieur n’est pas autre chose que la composition des droits-puissances individuels qui pour ainsi dire se soumettent à eux-mêmes mais au travers d’un processus de composition qu’ils sont voués à méconnaître [32] : « ce droit que définit la puissance de la multitude, on l’appelle généralement “souveraineté” (imperium) » (TP, II, 17). Il faut donc le court-circuit de l’analyse pour rapporter à la multitude même la puissance à laquelle elle se soumet. Et pour en tirer par conséquent l’idée centrale à la philosophie politique spinoziste que le pouvoir politique est toujours d’emprunt. Le pouvoir d’affecter du souverain ne lui appartient pas ; celui qui règne n’est que le réceptacle d’une puissance qui n’est pas la sienne, le point en lequel s’investit et par lequel transite la puissance de la multitude avant de retomber sur la multitude. Le fait constitutif du pouvoir, par où prend sens la distinction de la postestas (pouvoir) et de la potentia (puissance) [33], est donc la capture. Alexandre Matheron dit les choses plus carrément encore : « le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets » [34].
Comment concrètement s’opère la composition dont la potentia multitudinis est le produit, Spinoza ne le dit pas explicitement. Il revient à Alexandre Matheron d’avoir rassemblé les indices à partir desquels élaborer un modèle formel d’engendrement de la formation de puissance de la multitude constitutive de l’Etat – l’occasion étant donnée par là de signaler que Spinoza se sépare des fictions de la pensée contractualiste pour envisager la Cité comme le résultat endogène du jeu nécessaire des forces passionnelles en l’état de nature [35]. Il faut renvoyer ici à ce travail pour l’exposition détaillée de ce mécanisme générateur, mais l’on peut au moins souligner que c’est la définition même de la puissance (de la multitude) qui indique immédiatement son modus operandi : l’affect commun. Si la puissance est le pouvoir d’affecter, alors la puissance de la multitude, comme pouvoir d’affecter tous – plus précisément : d’affecter tous identiquement – est ipso facto le pouvoir de produire un affect commun. Puissance et affect : c’est le couple de notions duales ajusté à la polarité agent/patient qui permet de lire les faits d’autorité. La composition des puissances peut donc être saisie comme composition des affects. Or c’est « par les affects » que le mécanisme même de la composition trouve à s’éclairer, pour le coup en retournant à l’Éthique qui livre les mécanismes élémentaires de la vie passionnelle. Comment les hommes s’affectent-ils entre eux – autre manière de demander : comment exercent-ils leurs puissances les uns sur les autres ? C’est la question que ne cessent d’explorer la partie III et la première moitié de la partie IV. L’opérateur décisif de la composition des affects individuels en affects collectifs y est donné en (Eth., III, 27) : c’est l’émulation « sympathique ». De ce que j’observe autrui affecté et que je me « représente » imaginativement son affect, suit que j’éprouve à mon tour cet affect : « Du fait que nous imaginons qu’un objet semblable à nous et pour lequel nous n’éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d’un certain affect, nous sommes par là même affecté d’un affect semblable ».
Il n’est pas question d’entrer dans la démonstration de cette proposition qui mobilise très profondément la théorie spinoziste des corps et de leurs affections mutuelles, mais il est impératif de donner au moins le statut exact sous lequel cet énoncé devrait être compris, et notamment de souligner que ce mécanisme de l’imitation affective doit se voir pleinement reconnaître un caractère élémentaire. « Élémentaire » signifie ici précisément : qui ne s’observe pas tel quel dans la réalité du monde social, quoique contribuant pleinement aux mécanismes de sa production (à la façon, pourrait-on dire pour faire image, dont il y a de l’azote dans l’air mais c’est de l’air que nous respirons, pas de l’azote puis de l’oxygène). De ce caractère élémentaire en tant qu’inobservable, la proposition 27 donne d’ailleurs elle-même l’indice avec la clause « pour lequel nous n’éprouvons aucun affect » adjointe à l’objet affecté auquel nous sommes exposés. Il est absolument impossible en effet que nous nous trouvions jamais dans cette position de neutralité affective face à un individu autre, même parfaitement inconnu de nous, car nous le reconnaissons immédiatement, fût-ce par l’effet d’une interprétation imaginaire, en ses qualités sociales les plus simples et les plus apparentes, comme son genre par exemple ou sa couleur de peau. Il suffit d’évoquer ces deux qualités pour avoir idée de l’arrière-plan d’affects préconstitués qui se trouve spontanément mobilisé hors de toute interconnaissance et même de toute interaction concrète, et pour attester que jamais la clause « pour lequel nous n’éprouvons aucun affect » ne peut être satisfaite dans la réalité sociale. C’est pourquoi rien ne serait plus erroné que de lire (Eth., III, 27) comme une proposition empirique, puis d’en faire l’index d’un « spinozisme mimétique » qui, ne connaissant que des interactions planes, serait par là ignorant du caractère institutionnel et structurel des faits sociaux. Et c’est aussi pourquoi le mécanisme imitatif « brut » que livre cette proposition doit être vu comme une « brique de base » permettant d’accéder à tous les faits d’émulation affective tels que, à partir de l’imitation « neutre », sorte de fiction conceptuelle justifiée par la procédure constructive où elle va être incluse, ils se présentent toujours sous la forme complexifiée et réelle d’imitations qualifiées : j’imite les affects de quelqu’un dont, socialisé, j’ai déjà reconnu certaines qualités, cette reconnaissance préalable me pré-affectant et ayant pour effet de distordre (augmenter, diminuer, renverser) mes imitations dans un sens ou dans un autre – selon des mécanismes additionnels que précisent les propositions 29 à 35 de la partie III.
Mutatis mutandis c’est de ce statut théorique très particulier qu’il faut doter le mécanisme de l’émulation affective au moment où il se trouve inclus dans un modèle plus large de formation des affects collectifs composés. En effet, faire de l’imitation « simple » l’opérateur de cette composition n’a de sens que dans des situations tellement rudimentaires qu’elles ne peuvent être que fictives. C’est typiquement le cas de ce que Spinoza nomme l’état de nature, où l’on reconnaît d’ailleurs la « position originelle » considérée par Luc Boltanski, et qui sert à Alexandre Matheron de point de départ pour développer son modèle de « genèse de l’Etat ». L’irréalité des états de nature et des « positions originelles » devrait être suffisamment patente pour dispenser du parfait contresens consistant à lire dans ce genre d’exercice la moindre intention de genèse historique. Reproduisant en matière monétaire le modèle de Matheron, André Orléan et moi-même avons proposé de parler de méthode des « genèses conceptuelles » [36] pour mieux souligner son double caractère d’expérience de pensée et de fiction théorique sans contrepartie empirique, mais néanmoins susceptible d’éclairer des mécanismes réels. Contrairement à ce que pourrait donner à croire une conception exagérément empirique des sciences sociales, ce sont-là des problèmes qui ne leur sont nullement étrangers et qu’on ne saurait écarter en les renvoyant simplement au registre d’un théoricisme sans objet. Durkheim partant à la recherche des formes élémentaires de la vie religieuse était voué à s’y trouver confronté, et c’est en des termes très semblables qu’il les a résolus pour son propre compte : « Si, par origine, on entend un premier commencement absolu, la question n’a rien de scientifique et doit être résolument écartée. Il n’y a pas un instant radical où la religion ait commencé à exister et il ne s’agit pas de trouver un biais qui nous permette de nous y transporter par la pensée. Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part […] Tout autre est le problème que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c’est trouver un moyen de discerner les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuse » [37].
Les institutions souveraines
Il fallait ce luxe de précautions pour faire recevoir autrement que comme pure élucubration spéculative le modèle de genèse (conceptuelle) de l’Etat par composition mimétique des affects individuels en affect commun. S’imitant les uns les autres à propos des choses qui doivent être jugées bonnes ou mauvaises, les individus finissent par converger vers une définition unanimement agréée du licite et de l’illicite, sorte de genèse des mœurs préalable à la captation souveraine qui se pose ensuite comme conservateur de la norme, et formalisera la polarité axiologique de l’approuvé et du réprouvé en polarité juridique du légal et de l’illégal [38]. La composition imitative est donc productrice d’un affect de grande extension puisque, par le fait de la propagation, tous en viennent à l’éprouver. Affecter à cette échelle est une performance dont aucun individu ne serait capable par lui-même. Seule la multitude le peut, mais par un effet de polarisation tout à fait inintentionnelle des affects individuels. Elle est donc en dernière analyse la productrice du ciment qui lui donne sa propre consistance et la fait tenir comme corps : l’affect commun. « Puisque les hommes, comme nous l’avons dit, sont conduits par l’affect plus que par la raison, il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun » (TP, VI, 1). Rompant avec les fictions rationalistes du contractualisme, Spinoza identifie dans l’affect commun à la fois un (l’) opérateur de communauté et le principe véritable de l’imperium, c’est-à-dire de l’autorité politique. Les sujets se plient, car affectés de l’affect commun, dont la capture leur figure imaginairement la source en le souverain, leurs mouvements conatifs sont homogénéisés dans des orientations conformes à la norme édictée par l’Etat. L’autorité politique n’a donc pas d’autre base que les passions de la multitude elle-même en son pouvoir d’auto-affection, c’est-à-dire en son pouvoir, comme multitude, d’impressionner chacun de ses membres.
Mais il faut dire davantage et tirer de (TP, VI, 1) toutes les conséquences de sa propre généralité de formulation. « Quelque affect commun », voilà qui ne préjuge en rien de la nature de l’affect ni des domaines dans lesquels il se manifeste. Aussi, bien au-delà de l’imperium proprement politique, le double concept « puissance de la multitude / affect commun » livre-t-il en fait le principe de l’autorité sociale en général. À ce sujet, c’est une fameuse intuition qu’auront eue, hors de toute intention spinoziste, Michel Aglietta et André Orléan en parlant de la « monnaie souveraine » [39], décalage décisif pour détacher le concept de souveraineté des usages exclusivement politiques où il était rivé et l’appliquer à une tout autre matière institutionnelle. Or ce qu’entendent Aglietta et Orléan par « monnaie souveraine » est on ne peut plus conforme à la caractérisation spinoziste générale de l’imperium : peut être dite souveraine la monnaie qui parvient à s’imposer socialement comme le représentant unanimement reconnu de la richesse. L’être souverain de la monnaie c’est donc son faire autorité. Et c’est, formellement parlant, par les mêmes mécanismes que le souverain monétaire et le souverain politique se font l’un et l’autre reconnaître : par captation de la puissance de la multitude comme pouvoir de produire un affect commun [40]. À ce niveau d’abstraction, il est donc possible d’étendre à toute norme institutionnelle ce que le cas politique et le cas monétaire viennent déjà d’illustrer, et de dire que la potentia multitudinis constitue le principe fondamental de tout « s’imposer socialement », de tout « faire autorité », c’est-à-dire le principe de toute efficacité institutionnelle.
Il faut cependant immédiatement ajouter que dans les institutions réelles, ce principe fondamental ne se manifeste que de manière hautement médiée. Ce degré de médiation est le propre de la complexité de l’appareil institutionnel d’ensemble tel que son buissonnement a pour effet de faire reposer l’autorité d’une institution pour l’essentiel sur l’autorité d’institutions antérieurement constituées, et par là rend moins apparentes les opérations de la potentia multitudinis. Ainsi par exemple, l’autorité doctorale de l’expert ou de l’universitaire s’appuie sur, il faudrait même dire : procède de l’autorité de l’institution, l’université en la circonstance, qui, par titre interposé, les a symboliquement dotés ; mais l’institution université à son tour ne tire son autorité propre que de la reconnaissance d’Etat – et l’on se souvient de ce que l’économie du pouvoir symbolique de Bourdieu voyait dans l’Etat une sorte de banque centrale, « prêteur d’autorité en dernier ressort », où viennent en dernière instance se « refinancer » (se « re-doter ») toutes les autorités institutionnelles de rang inférieur [41]. Il faut donc passer au travers de toutes ces médiations des effets d’autorité – ces « chaînes d’autorisations » auxquelles Luc Boltanski fait référence [42] – pour remonter au principe ultime de la puissance de la multitude tel qu’il est rendu à nouveau visible par l’instance de dernier ressort qu’est l’Etat. Plus que de simple étai mutuel, les institutions nouent entre elles des rapports de véritable engendrement. Pour Spinoza lui-même la capture proprement politique au principe de l’Etat est l’effet, par dérivation, d’un affect commun ressource déjà là dont la nature est théologico-superstitieuse (Traité théologico-politique). De la même manière, il est possible de situer la production de l’affect commun monétaire dans l’orbite de l’affect commun étatique, la monnaie remobilisant à son profit la ressource d’une circulation de potentia multitudinis (politique) déjà établie, sous la forme de la devise frappée à effigie – celle du souverain politique bien sûr. Et comme précédemment, rien ne serait plus faux que de voir dans ces séquences élémentaires des thèses à caractère historique là où il n’y a que l’illustration conceptuelle d’un mécanisme de la prolifération institutionnelle et de son nécessaire devenir architectonique. Fauconnet et Mauss, une fois de plus, perçoivent parfaitement cette dynamique d’engendrement autocatalytique des institutions : « rien ne vient de rien : les institutions nouvelles ne peuvent être faites qu’avec les anciennes, puisque celles-ci sont les seules qui existent » [43]. En « haut », à moins qu’il ne faille dire « au fond » ou « en arrière-plan », de cette architectonique des institutions, le principe actif diffusé dans toute son épaisseur est bien celui de la puissance de la multitude, exprimé au travers des multiples ramifications, localisées, spécifiées et « partiellisées », de l’affect commun – l’occasion étant fournie de préciser à nouveau combien l’imitation affective comme principe de production de l’affect commun n’a de sens que dans le cadre de la genèse conceptuelle, l’affect commun « en réalité » ne se développant que par ramification au travers de ces innombrables médiations. On pourrait donc dire en résumé que la vie du corps social n’est pas autre chose que la vie de l’affect commun, ou la vie sous l’affect commun, mais à la condition d’entendre dans « affect commun » le même genre de complexité que Spinoza met dans l’esprit comme idée, idée complexe constituée d’un très grand nombre d’idées partielles. C’est d’une certaine manière ce que Fauconnet et Mauss touchent du doigt en notant que « si les institutions dépendent les unes des autres et dépendent toutes de la constitution du corps social, c’est évidemment qu’elles expriment ce dernier » [44]. À quelque niveau de la structure institutionnelle que ce soit, les hommes suivent les normes et se plient à l’autorité parce qu’ils en sont impressionnés, c’est-à-dire affectés, et qu’au fond de ce pouvoir, par delà toutes les médiations, il y a la force de la puissance de la multitude.
La crise des autorités institutionnelles, ou l’ambivalence de l’affect commun
Est-ce à dire que les normes sont toujours suivies, et les autorités toujours opérantes ? On sait très bien que non. Parce que le fondement ultime de l’autorité est immanent, les ordres politiques et institutionnels sont frappés d’une fragilité constitutive. Rien ne leur est plus destructeur que la révélation de l’arbitraire des valeurs qu’ils affirment, valeurs morales prescrites aux comportements des sujets, valeur de soi affirmée par le souverain comme légitimation de sa revendication à régner. L’immanence en effet a cet arbitraire pour nécessaire corrélat puisque les boucles autoréférentielles de la puissance de la multitude, qui donnent à l’autorité sa structure formelle, peuvent potentiellement se refermer sur n’importe quels contenus. Pascal ici rejoint Spinoza, et saisit les abîmes qu’ouvre ce défaut de substance, simplement « couvert » par la forme « autorité », et les périls qui suivraient de cette révélation : « la coutume est toute l’équité par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit […] L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice » [45]. Préserver l’ordre c’est alors maintenir à tout prix le respect des grandeurs, envers et contre leur irréductible arbitraire. Heureusement, l’on peut compter sur « les opinions du peuple saines » [46] qui spontanément « honore(nt) les personnes de grande naissance » [47]. Mais il faut craindre les demi-habiles qui « les méprisent disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne mais du hasard » [48] et, inconscients des dévastations que peuvent causer leurs discours, « font les entendus » [49]. Les habiles, qui savent vraiment, se reconnaissent à ce que, à leur savoir, ils ajoutent « la pensée de derrière » [50], celle qui, sans être dupe n’en commande pas moins impérativement le respect, par conscience claire de la gravité des enjeux – mais sur les remparts que tente de dresser l’ordre des grandeurs contre l’arbitraire, il faudrait presque citer in extenso les Trois discours sur la condition des grands…
Spinoza cependant n’a pas comme Pascal, chevillée au corps, l’obsession de l’ordre à préserver. Ça n’est pas, loin s’en faut, que la positivité de son regard le rende indifférent aux configurations particulières de la Cité, tout au contraire : prolonger l’Éthique par un Traité politique n’a pas d’autre sens que d’identifier les formes de la vie collective comme conditions décisives, et plus ou moins favorables, du cheminement des individus vers le salut [51]. Mais, sans œuvrer à quelque retardement ou à quelque promotion que ce soit, il ne cesse pas de regarder le travail des forces tel qu’il s’opère pour le meilleur ou pour le pire. Or il entre dans ces opérations, comme une possibilité toujours ouverte, de mettre en crise l’ordre institutionnel par un basculement de la vie passionnelle collective qui retourne les sujets contre l’autorité. C’est d’ailleurs peu dire que Spinoza ne cesse de voir la décomposition à l’horizon de l’ordre : « Il est certain […] que la Cité est toujours plus menacée par ses citoyens que par ses ennemis » (TP, VI, 6). Le trouble viendra donc le plus probablement du dedans. Il viendra plus précisément de ce quant-à-soi irréductible que demeure en chacun le droit naturel, droit de sentir et de juger, qui appartient à la nature humaine même, comme expression de la puissance de penser de l’esprit : « bien que nous disions que les hommes relèvent non de leur droit mais de celui de la Cité, nous n’entendons pas que les hommes perdent la nature humaine pour en adopter une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que les hommes s’envolent, ou – ce qui est tout aussi impossible – que les hommes considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût » (TP, IV, 4), et Spinoza dit là le principe de toutes les séditions : politique, salariale, monétaire [52], etc. La perspective de Boltanski doit se retrouver dans cette formule qui dit l’incompressibilité de la faculté de juger, et partant de critiquer. Bien sûr reste ouverte la question de savoir à partir de quels seuils et dans quelles conditions cette faculté devient active. Mais elle est là et le pouvoir (l’institution) qui abuse est voué à la rencontrer. À ses risques et périls. Car faire passer à la critique le seuil de ce que Spinoza nomme « l’indignation » c’est commencer de défaire l’affect commun… par induction d’un affect commun concurrent si les indignations individuelles à leur tour entrent en résonance et viennent à se composer collectivement : « Il faut considérer qu’appartient le moins au droit de la Cité ce qui indigne le plus grand nombre. Il est certain en effet que les hommes sont naturellement conduits à se liguer, soit en raison d’une crainte commune, soit dans l’impatience de venger quelque dommage subi en commun ; et puisque le droit de la Cité se définit par la puissance commune de la multitude, il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris dans la mesure exacte où elle offre elle-même à un plus grand nombre de sujets des raisons de se liguer » (TP, III, 9).
Dans cette citation décisive pour une théorie des ordres institutionnels et de leurs crises, il faut donc lire deux choses, que Spinoza va d’ailleurs soigneusement préciser : 1) La puissance de la multitude est toujours susceptible de se fractionner, et n’est donc jamais garantie de demeurer une : « le glaive du roi, c’est-à-dire son droit, est en réalité la volonté de la multitude elle-même ou de sa partie la plus forte » (TP, VII, 25, c’est moi qui souligne). Ainsi peuvent se former des courants antagonistes de puissance collective. La persévérance du souverain ne dépend alors plus que du rapport de force qui s’établit entre eux. 2) C’est de toute manière sous le signe de la force et de la lutte que l’ordre s’était originellement constitué et seul un défaut d’acuité pouvait le faire oublier dans la tranquillité apparente du régime : « je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux » (Lettre 50) [53]. Et Spinoza, alors qu’il parle de l’état civil même, d’ajouter : « c’est la continuation de l’état de nature » [54]. On croirait entendre Foucault inversant Clausewitz : « la politique, c’est la guerre poursuivie par d’autres moyens » [55]. Et c’est bien de guerre qu’il s’agit. Spinoza le dit plus explicitement encore au moment où l’évocation de la destruction de la Cité rend plus facile de l’entendre : « Si cependant [les lois] sont d’une nature telle qu’elles ne puissent être violées sans qu’aussitôt la vigueur de la Cité en soit atteinte, c’est-à-dire sans qu’aussitôt la crainte partagée par la plupart des citoyens se change en indignation, par cela même la Cité est dissoute et le contrat cesse : on voit par conséquent que celui-ci est imposé non par le droit civil mais par le droit de guerre » (TP, IV, 6). À l’horizon de toutes les constructions institutionnelles (« le droit civil »), il y a la force et la guerre – pour le coup Pascal ne dit pas autre chose [56], et la sociologie critique de même : Pierre Bourdieu a suffisamment insisté sur les coups de force des origines ; Luc Boltanski qui renoue avec cette veine n’en disconvient pas [57]. Mais le fait le plus marquant, lisible à même cet article 6 du chapitre IV, tient à l’inférence contenue dans les « : » qui précèdent le « par conséquent ». Car par rétroprojection de l’enchaînement de la crise sur l’enchaînement de la genèse, Spinoza déduit l’ambivalence profonde du droit de guerre, à l’œuvre aussi bien comme puissance constitutive que comme puissance destructrice : les ordres institutionnels périssent par les mêmes mécanismes qui leur ont donné naissance.
Sens, discours et affects, ou les puissances de l’imagination
Placer ainsi la vie et la mort des autorités institutionnelles sous le jeu exclusif des puissances et des affects pourrait laisser penser que l’essentiel des approches herméneutiques-pragmatiques de la sociologie de la critique (et de la nouvelle synthèse proposée par Luc Boltanski) est laissé de côté : la critique n’est-elle pas affaire de sens et d’argument – précisément ce à quoi puissances et affects sont réputés étrangers ? Il est vrai qu’une lecture abandonnée aux résonances spontanées de mots comme « affect » n’y verra qu’éruptions passionnelles ou, à la façon de la behavioral economics jamais en reste d’une finesse, « comportements viscéraux » [58], soit l’exact contraire de l’effort discursif organisé visant la récrimination/revendication justifiée, et comme un écho de la distinction platonicienne de la phoné (la voix mais de l’ordre du quasi-grognement animal) et du logos (qui seul atteint à la dignité du discours). Or rien ne ferait moins justice à la philosophie spinoziste que cette imputation de méconnaissance de l’ordre du sens. Le Traité théologico-politique n’est-il pas consacré pour une très large part à la question de la superstition comme pathologie de l’imaginaire collectif, et par là ne se rapporte-t-il pas directement à ce que les sciences sociales placent parfois sous l’idée d’« ordre symbolique » entendu comme l’ensemble structuré des croyances, des représentations et des idéologies ? En vérité la question des rapports de sens fait l’objet d’un traitement bien plus fondamental encore dont l’essentiel est à lire dans la seconde moitié de la partie II de l’Éthique. Spinoza y montre comment il entre dans l’activité même du conatus de lier les affections du corps pour en tirer du sens, et ceci non seulement selon l’ordre fortuit des rencontres de choses mais également conformément aux « intérêts » spécifiques d’une complexion singulière : « Un soldat, par exemple, ayant vu sur le sable les traces d’un cheval, passera aussitôt de la pensée du cheval à celle du cavalier, puis de cette pensée à celle de la guerre, etc. Mais un paysan, quant à lui, passera de la pensée du cheval à celle d’une charrue, d’un champ, etc., et ainsi chacun selon qu’il est accoutumé à lier et à enchaîner les images des choses selon telle ou telle modalité, passera d’une même pensée à telle ou telle autre » (Eth., II, 18, scolie). Par son activité de liaison et d’association sélectives, ou pré-dirigées – pré-dirigées par l’orientation d’ensemble d’une complexion telle qu’elle s’est antérieurement constituée et telle qu’elle continue de se construire dans l’activité présente de liaison et d’association –, le conatus comme puissance de penser met son monde en sens. À défaut de présenter dans leur détail les mécanismes de cette activité [59], on peut au moins noter ceci : le conatus est une puissance spontanément herméneutique, il est un automate interprétatif.
On voit donc que la production de sens et d’idées n’est nullement étrangère à l’ordre de la puissance. C’est d’ailleurs une litote alors qu’il s’agirait de dire plutôt que la puissance herméneutique est la synthèse même de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit : puissance d’agir, puisque tout commence avec la capacité du corps à être affecté et à lier (corporellement) ses affections ; puissance de penser comme capacité corrélative de l’esprit à enchaîner ses idées selon un ordre similaire à l’enchaînement des affections du corps (Eth., II, 18, scolie) [60]. Si les idées imaginatives sont ainsi élaborées dans l’orbite des affections du corps, alors elles sont nécessairement liées à des affects. Là où les situations d’interlocution sont spontanément regardées comme communications d’esprit à esprit, Spinoza invite donc à y voir en premier lieu des inter-affections de corps. La voix est bien un mode de l’étendue ! Elle est vibrations de corps aériens, puis de corps-tympans, etc. S’y ajoute la vue du locuteur, l’identification spontanée de ses propriétés sociales, de l’humeur (affects) qui semble teinter son discours, la perception d’un éventuel environnement (propriétés particulières du lieu de l’interlocution, présence d’autres locuteurs) : tout ceci est donc d’abord affaire de corps et d’affections du corps. Ces affections à leur tour sont productrices d’affects qui déterminent la réception, la mise en sens qu’elle opère mais au travers de la complexion imaginative acquise telle qu’elle-même remobilise tout son dépôt de schèmes et d’idées. Faut-il le dire, ce dépôt est de nature éminemment sociale. Si les complexions imaginatives et dispositionnelles des individus [61] (ce que Spinoza nomme l’ingenium et dont on voit à quel point il consonne avec l’habitus de Bourdieu) ont été formées au fil des affections de chacun, c’est-à-dire de ses expériences, ces affections n’en sont pas moins pour partie similaires par « classes d’équivalence », c’est-à-dire par indexation à des positions sociales communes des individus telles qu’elles leur font vivre des expériences semblables, et concaténer alors leurs affections et leurs idées selon des schèmes semblables. Ainsi les manières de penser échappent-elles à la pure dispersion idiosyncratique et se trouvent-elles (partiellement) homogénéisées par ces effets d’équivalence par proximité sociale [62]. Et les complexions imaginatives sont de part en part socialement constituées [63].
Le point important de cette analyse, cependant, tient au fait que l’activité imaginative est pour Spinoza une forme de cognition dominée par les affects, on pourrait même dire : informée par des affects – « La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients » énonce (Eth., IV, 8). Et, comme toujours, le corps affecté réagit conativement : il réoriente sa puissance d’agir pour accomplir des actions, parmi lesquelles éventuellement des actes de langage : il se met à parler (car c’est bien remuer son corps d’une certaine manière que de parler). Contrairement à ce qu’on aurait d’abord pu croire, la cognition et l’interlocution ne sont donc nullement étrangères à l’ordre de la puissance et des affects : elles y sont entièrement immergées. C’est d’ailleurs la chose la plus connue du monde, et l’on s’étonne qu’il reste encore de nombreuses approches de sciences sociales pour manquer de la prendre au sérieux : les situations d’interlocution sont inévitablement chargées d’affects dont le potentiel de distorsion par rapport à l’idéal scolastique de la communication « pure » ne peut jamais être réduit. L’affect est d’ailleurs le principe même de l’adhésion des individus à leurs idées et à leurs dires. C’est bien tout ce qui fait la différence entre une croyance et une idée pure, dont Spinoza diagnostique sans appel l’impuissance : « La connaissance vraie du bien et du mal ne peut réprimer aucun affect en tant que cette connaissance est vraie… » (Eth., IV, 14). Il n’y a aucune force propre de l’idée vraie, et plus généralement de l’idée comme pur contenu idéel. Ceux qui se gargarisent en affirmant que « les idées mènent le monde » font donc entièrement fausse route, du moins si l’on comprend « idée » un peu rigoureusement, c’est-à-dire dans sa pure « idéelité » : analytiquement parlant, ce sont les affects, mais dont les « idées » se chargent nécessairement dans le régime de la cognition imaginative, qui leur donnent leur puissance. Peut-être pour mieux faire la distinction, faudrait-il réserver un terme spécial, par exemple adhaesio, à ce genre d’« idée »-là, ainsi redéfinie comme idée-affect ou, pour mieux dire, comme un affect investi dans un certain contenu idéel. C’est pourquoi il est illusoire de penser séparer l’ordre du discours de l’ordre des puissances-affects. C’est dans leur compénétration, il faudrait dire en fait : dans l’inclusion du premier dans le second, que les faits d’autorité qui intéressent Boltanski prennent naissance. Corrélativement, il n’est pas de politique qui n’ait perçu que, si faire autorité c’est affecter à grande échelle, alors il n’est pas d’enjeu plus central que de faire passer les idées pures impuissantes à l’état d’adhaesionis, c’est-à-dire d’idées-affects, par là dotées d’une force mobilisatrice. Marx en tout cas ne s’y trompe pas et fait parfaitement cette différence : « il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change elle aussi en force matérielle dès qu’elle pénètre les masses » [64], et l’on pourrait difficilement mieux dire les effets de la conversion à grande échelle des idées en adhaesionis, c’est-à-dire de la formation de puissance de la multitude qui suit de la constitution d’un imaginaire commun.
Redisons que Boltanski a la piste à portée de main au moment où il envisage l’institution comme « puissance déontique », c’est-à-dire comme pouvoir assertif de valeur, comme acte locutoire affirmatif – ce qu’est par essence tout acte locutoire dans le cadre spinoziste. Parler c’est exercer sa puissance d’agir-penser et, partant, actualiser les tendances essentiellement affirmatives du conatus – Spinoza tient si fortement la nature affirmative de toutes les manifestations du conatus, y compris en matière de pensée, qu’il moque les conceptions purement représentatives des idées qui les réduisent à « des peintures muettes sur un tableau » (Eth., II, 43, scolie). Penser, parler, c’est poser et affirmer, adhérer à ses positions et propulser ses adhaesionis. La conversation du monde social est la gigantesque confrontation de ces affirmations. L’emporteront comme adhaesionis sociales celles qui ont été dotées de la plus grande part de puissance de la multitude. Les protagonistes de ce qu’on nomme le combat idéologique n’ont pas d’autre visée pratique : rassembler derrière leurs énoncés les puissances les plus grandes, c’est-à-dire les munir du pouvoir d’affecter le plus grand – ce qu’on appelle aussi convaincre. À toutes les échelles, de la communication interpersonnelle à la grande conversation sociale, persuader c’est affecter, et adhérer c’est avoir été affecté. Comme l’a maintes fois observé Bourdieu, seule la vue scolastique peut croire à la force intrinsèque de la vérité. Mais, dira-t-on, la conviction des savants ne se fait-elle pas d’après le meilleur argument ? Sans doute, mais c’est que la communauté des savants – le champ scientifique – ne cesse de s’entre-affecter et de disposer adéquatement chacun de ses membres, c’est-à-dire à faire entrer dans leur pouvoir d’être affecté la susceptibilité à la « force du meilleur argument ». Il n’y a donc pas d’effet propre de la vérité pure – mais le travail des affects collectifs pour faire aimer la vérité, condition préalable pour la faire reconnaître et y faire adhérer.
Très regrettablement, Luc Boltanski ne suit pas la piste dont il avait le commencement et retombe dans la séparation du sens et de la puissance. D’où ce dédoublement malaisé entre, d’une part, les « institutions » proprement dites, entièrement cantonnées à leur dimension sémantique et à leur fonction symbolique de véridiction, et, d’autre part, les « organisations » que l’on comprend comme les entités chargées d’apporter aux précédentes les moyens de l’efficacité [65]. Aux yeux mêmes de son auteur d’ailleurs, ce distinguo se révèle instable et les catégories se brouillent, pour en venir à considérer par exemple des « forces institutionnelles » [66], « mises au service de la conservation » [67] de ce que Boltanski nomme la « réalité de la réalité » (à savoir les énoncés de la véridiction institutionnelle), ou bien des « dispositifs institutionnels » qui « la font tenir ». L’institutionnel ne semble donc plus pouvoir être cantonné à sa seule dimension sémantique et se charge subrepticement de puissance. Quel gain ne ferait-on pas à la lui reconnaître comme prédicat constitutif ! Bouclant la boucle, c’est peut-être ici qu’il faut faire retour à l’ontologie spinoziste comme ontologie de la production : pour que quelque chose se passe, il faut qu’une puissance se soit exercée. Les faits du monde social n’échappent pas à cet ordre de la production, et particulièrement, parmi eux, ceux qui semblent le plus avoir à faire avec « la vie de l’esprit », individuelle ou collective. L’ordre du sens n’est constitutif d’aucune extra-territorialité du monde humain-social et ne suspend nullement le jeu des puissances, au contraire il lui donne de nouvelles expressions. Parler « fait quelque chose » à celui qui écoute, parler affecte, et « affecter » est le nom même de l’effet de la puissance. C’est à la puissance que fonctionne l’autorité véridictionnelle des institutions.
Séditions et crises de l’ordre salarial
Et c’est aussi à la puissance qu’elle s’effondre. Rien n’est plus frappant que le spectacle de ces ruines, fussent-elles locales et même de courte durée, à l’occasion desquelles se révèle la fragilité d’ordres sociaux tellement inscrits dans le paysage des habitudes mentales qu’on les croyait éternels. Et rien ne révèle davantage leur arbitraire puisque la forme qui les remplace aussitôt, quelque éphémère et inconsistante, atteste en actes qu’il était possible de « faire autrement » – peut-être même « dès le début ». Faire ce rappel à la puissance quand bien même il est question de véridiction et d’ordres qu’on pourrait alors dire « symboliques » est donc une manière de rappeler que ce symbolique-là est toujours en dernière analyse politique. Le rapport salarial est peut-être l’un des « lieux » du monde social où ce mélange de véridictions institutionnelles et de rapport de force s’observe le plus crûment, et où les « c’est ainsi » – l’autre nom des « ce qu’il en est de ce qui est » –, habitués à faire autorité, tombent dans la plus complète stupéfaction les (rares) fois où ils ne sont pas suivis d’effets. Voudrait-on ne donner qu’une seule illustration permettant de rendre concret ce qui a pu paraître jusqu’ici abstrait, il faudrait la chercher dans les manifestations d’insubordination salariale, qui offrent, par une sorte d’heuristique négative, des occasions sans pareilles de ressaisir les mécanismes de la puissance institutionnelle… au moment même où celle-ci s’écroule [68]. La vaste récollection opérée par Xavier Vigna sous le titre L’insubordination ouvrière dans les années 68 [69] livre un matériau de choix, bien sûr du fait même de la période sous revue, mais aussi par le volume et la diversité des cas rassemblés. Mais cette somme prend surtout son intérêt de la ligne analytique même qui vient la fédérer, et dont l’ouvrage fait son sous-titre : essai d’une histoire politique des usines (c’est moi qui souligne). La chose la moins étonnante n’est pas la grande prudence que l’auteur juge bon de témoigner pour avancer sa thèse, comme si les usages du mot « politique » hors de son ordre classique (celui de la politique institutionnelle, des partis et des compétitions électorales) étaient quasiment de l’ordre de la transgression disciplinaires, en tout cas requéraient un luxe spécial de précautions : « l’hypothèse d’une capacité politique des ouvriers » écrit Xavier Vigna, est « problématique » [70]. Elle l’est si peu en fait. Il faudrait même dire combien elle est évidente, non pas du tout au sens de la trivialité, mais par la force avec laquelle elle s’impose. Quitte à heurter la prudence historiographique de l’auteur, on pourrait même dire qu’évidente, elle l’est a priori. Elle l’est conceptuellement et sans préjudice des résultats de sa vaste enquête – dont on ne saurait dire en aucun cas qu’elle vient pour « rien », ou pour simple « confirmation », puisqu’elle remplit la sous-détermination des concepts et dégage les contenus concrets que sans doute ils informent mais qu’eux seuls ne peuvent donner : en quelque sorte la texture même de l’histoire. Cette évidence conceptuelle d’une « politique ouvrière » n’est autre que celle de rapports sociaux de production capitalistes intrinsèquement conflictuels. Or faire des luttes le point de départ, et puis la matière même, de la politique, c’est bien en revenir à la guerre et à ses « autres moyens » (Foucault), ou bien à la continuité de l’état de nature et de l’état civil (Spinoza). Et tel est bien le sens en définitive d’une théorie des institutions sociales placée sous l’égide d’un traité politique, où le politique se trouve très généralement redéfini comme ce qui suit des rencontres antagonistes de conatus. Cette transposition du politique hors de son ordre habituel n’a d’ailleurs rien de spécialement étonnant et Bourdieu déjà avait montré combien la plupart des champs, en tant que champs de forces et champs de luttes, sont des lieux hautement politiques, même s’il s’agit à chaque fois d’une politique spécifique – politique du champ scientifique, ou du champ artistique, ou du champ du capital [71], etc., mais bien politique toujours et au sens le plus général d’arènes où prennent place des rapports de puissances. La politique advient nécessairement à la coexistence des conatus, dont le concept même emporte la possibilité de la lutte : si les choses ont à s’efforcer pour persévérer dans leur être c’est que l’affirmation de puissance est d’abord ipso facto résistance à la destruction (ou à la minoration) par les causes extérieures – et l’on pourrait entendre un écho de cet agonisme intrinsèque à l’élan conatif dans l’étymologie recouverte du mot « animosité » qui, désignant communément une disposition antipathique, désigne en fait originairement le simple caractère d’être animé, comme si l’affrontement était un corrélat nécessaire de l’animation, du simple faire-mouvement.
Comment, sous cette extension, la politique n’adviendrait-elle pas au rapport salarial auquel la conflictualité est indubitablement intrinsèque ? Xavier Vigna prend bien soin de préciser que, du conflit « essentiel », celui que repère la théorie marxiste notamment, au conflit pratique, c’est-à-dire à l’affrontement ouvert dans l’usine, il y a un pas que seules des circonstances bien particulières font franchir. Comme l’atteste un propos d’ouvrier enregistré par Juliette Minces en 1965, « on croit qu’il y a toujours un combat, qu’il y a vraiment une lutte. En fait ça existe, mais c’est toujours à l’état latent. Ça dort, ça n’est pas clair. Il y a par moments des sursauts ; des soubresauts dans certaines régions ; ça explose » [72]. Tout l’intérêt des cas rassemblés par Xavier Vigna tient au fait de nous faire voir et les ressorts de cette actualisation et les éléments fondamentaux de la « politique d’usine » latente, mais pleinement révélée à la faveur d’épisodes critiques qui, brisant le cours régulier des choses (re)découvrent l’arbitraire fondamental de son ordre et remettent à nu des rapports de puissance symboliquement neutralisés du fait de leur incorporation en habitude. C’est pourquoi d’ailleurs cette repolitisation des choses a si profondément partie liée avec la production de nouveaux énoncés comme entreprises de recatégorisation du monde. Aussi Xavier Vigna prête-t-il une attention particulière à la parole ouvrière, non sans indiquer toutes les difficultés qui pèsent sur son enregistrement – fantasme historiographique de la parole brute et intègre, distorsions institutionnelles quand cette parole est plus celle des syndicats que des ouvriers eux-mêmes, etc. – mais pour assumer en définitive la part de reconstruction subjective de ce qu’il nomme lui-même les « fragments d’un discours ouvrier » [73], et ceci dans la perspective explicite de lier activité politique et travail d’énonciation.
Ce sont alors toutes les scènes spinozistes de la sédition dont les insubordinations ouvrières de Vigna offrent le tableau. À commencer par les cristallisations de l’affect commun d’indignation. C’est sans doute le propre de la plupart des pouvoirs institutionnels que, n’ayant pas de conscience claire des réelles données passionnelles de leur assise, et tenant leur propre existence pour acquise, ils sont portés à l’abus, c’est-à-dire à solliciter l’obsequium au-delà de ce qu’il peut raisonnablement accepter. Or le pouvoir de toute institution de faire vivre ses « sujets » sous ses rapports caractéristiques ne s’étend pas au delà d’une certaine limite comme le rappelle Spinoza qui garde sans cesse en vue ces lignes critiques invisibles faisant la démarcation de l’acceptable et de l’inacceptable – seuils de sédition dont le pouvoir souverain, inconscient, risque toujours de se rapprocher dans son désir d’intensifier son emprise : « assassiner les sujets, les spolier, enlever les jeunes filles et autres choses semblables, c’est changer la crainte en indignation et par conséquent la société civile en société hostile » (TP, IV, 4). Il faut évidemment retirer aux exemples pris par Spinoza leur caractère frappant d’extrémité pour voir la généralité du propos et la variété des cas d’indignation susceptibles d’y entrer. Dans la société salariale, elle-même plongée dans la société « tout court », et par là imbibée de ses normes en constante évolution, les conditions de travail peuvent remplacer l’enlèvement des jeunes filles comme point de cristallisation du sentiment de l’inacceptable. La recension de Vigna témoigne ainsi de l’intolérance croissante à des conditions de travail jugée trop agressives pour pouvoir faire l’objet d’une compensation monétaire classique : « les ouvriers refusent de manière croissante de céder sur les conditions de travail contre une prime de pénibilité ou d’accepter une charge de travail de plus en plus lourde contre une prime de rendement » [74]. Le « refus de céder », ou de plier, est l’expression même de l’irréductibilité du droit naturel conservé par les sujets jusque dans l’ordre légal de la Cité – conservation où l’idée d’une continuité entre état de nature et état civil trouve son fondement –, d’un quant-à-soi incompressible d’où peut toujours renaître le sentiment du scandale et avec lequel le pouvoir souverain devrait compter comme un foyer permanent de rétivité, éventuellement de rébellion. « Personne ne peut céder sa faculté de juger » souligne Spinoza [75] pour rappeler que le transfert de puissance des sujets au souverain n’a rien d’un abandon sans retour, non pas d’ailleurs que cette retenue procède d’un geste conscient des sujets mais parce que l’acte de « juger » entre de plein droit dans les automatismes du conatus tels qu’ils expriment la puissance de penser de l’esprit. Vient alors ce moment où le transfert caractéristique du « contrat social fordien », dans lequel l’empire patronal sur l’organisation de la production a été troqué contre des garanties d’emploi et de progression salariale, n’est plus tolérable quand les conditions de travail qu’il impose sont jugées abusives. Et c’est surtout le rejet de leur compensation monétaire, forme « classique », interne à l’ordre institutionnel de l’usine fordienne, qui signifie ce point de refus exprimé par un énoncé neuf : « notre santé n’est pas à vendre » [76]. Les atteintes au corps – il faut lire le témoignage d’un ajusteur décrivant ce qu’on ne peut nommer autrement que la destruction de ses mains [77] – sont donc maintenant jugées insolubles dans la grammaire politique de l’usine, qui d’ordinaire achète l’acceptation, et rencontrent la butée d’un point d’intransigeance – au sens littéral du terme : un refus de transiger davantage. Ce refus prend la forme d’un énoncé dont la réduction à la qualité (pauvre) de simple slogan empêcherait de saisir la nature autrement profonde d’une tentative véridictionnelle alternative puisqu’il est question de soustraire l’une des données de la condition de sujet (le subditum salarial) aux prérogatives jusqu’ici « consenties » de la souveraineté patronale : les atteintes à l’intégrité physique des ouvriers ne peuvent plus être étendues ad libitum et sous les simples clauses d’éventuelles contreparties monétaires mais sont déclarées par l’énoncé comme n’entrant plus sous l’imperium des directeurs. Et cet acte de position énonciative rencontre suffisamment l’affectabilité commune pour mettre en mouvement des multitudes ouvrières : celle de Fiat en mai 1971, où semble-t-il il trouve son origine, celle de l’usine Pennaroya de Lyon en décembre de la même année qui s’inspire explicitement du précédent italien [78].
Le conflit de Confection-Sèvre-Vendée à Cerizay (Deux-Sèvres) d’août à novembre 1973, qui semble pourtant avoir pour origine un motif des plus classiques autour de la revendication d’un treizième mois, offre une autre figure de la formation de l’affect commun d’indignation. C’est que la capacité d’un événement « mineur » à déclencher un conflit hors de proportion est le signe de sa valeur de simple catalyseur, opérant sur une situation portée au point critique depuis un certain temps déjà. Le patron, rappelle Vigna, n’a pas hésité à installer des hauts-parleurs dans les toilettes pour en déloger les salariés qui s’y attarderaient [79] – et l’on songe aux quartiers de viande avariée qui font exploser la mutinerie des marins du Cuirassé Potemkine. Le mouvement de grève qui démarre à la suite du blocage de la négociation salariale reçoit pour toute réponse la mise à pied de la déléguée syndicale de la CFDT à l’origine de la revendication. C’est le geste de trop, la vexation marginale qui fait précipiter d’un coup un sentiment commun d’offense accumulé de longue date, et détermine la multitude salariale (locale) à l’action. « Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » : telle est l’algèbre simple qui donne leurs issues aux conflits entre tendances passionnelles antagonistes. Le précipité de l’affect commun d’indignation vient alors « réprimer et supprimer » l’affect institutionnel de l’obsequium ; aussi les individus font-ils maintenant mouvement hors des rapports de l’institution dont la puissance normalisatrice est directement atteinte. C’est que « le glaive du roi-patron, c’est-à-dire son droit » n’était « en réalité que la volonté de la multitude elle-même, ou de sa partie la plus forte » – or voilà que cette partie la plus forte fait sécession et, coalisée par un nouvel affect commun, mouvement dans une direction anti-institutionnelle : les ouvriers occupent l’usine. Mieux ils la rebaptisent : PIL, à l’évidence décalqué de Lip dont l’expérience inaugurée au printemps de la même année marque déjà les esprits de l’époque.
Dans la gradation de l’insubordination ouvrière, ces mouvements d’occupation d’usine, qui sont en fait des mouvements d’appropriation, constituent les formes les plus élaborées qui donnent à la sédition toute sa force de subversion. Car il ne s’agit plus ni de demeurer dans le cadre conventionnel de la négociation, ni, la négociation épuisée, de verser dans l’éruption de colère sans suite, comme le saccage des bureaux. L’occupation et surtout la reprise de la production mais sous la souveraineté du corps collectif des ouvriers, que Vigna place sous le label des « grèves productives », est bien l’événement maximal de la politique d’usine, sa forme propre de sédition générale. En ces conjonctures très particulières reparaissent comme jamais les catégories fondamentales de la politique spinozienne, dans les actes mais plus encore dans les dires des sujets en voie de désassujettissement. Dans cet ordre de choses, le cas Lip fait évidemment référence. « La lutte, note Vigna, offre l’occasion d’affirmer un droit ouvrier sur la production » [80]. Quoique on ne saurait prêter à l’auteur aucune intention spinoziste, tous les mots de ce commentaire semblent presque idéalement choisis : « lutte », « affirmer », « droit », et « ouvrier », qu’on retraduira ici par « commun » ou « collectif » – pour ainsi dire le quadriptyque de la politique spinozienne. La lutte parce qu’elle entre de droit dans le concept du conatus. L’affirmation parce qu’elle est l’expression même de la puissance – « affirmation et résistance », dit Laurent Bove, sont les gestes les plus fondamentaux du conatus [81]. Enfin le « droit ». Mais quel peut bien être ce droit posé/affirmé hors de toute consécration institutionnelle-légale, et même à son exact encontre, si ce n’est un droit naturel, c’est-à-dire une pure expression affirmative de puissance et même, dans ce contexte collectif de tumulte au sein de la Cité-usine [82], un « droit de guerre » (TP, IV, 6) ? Conformément à l’enchaînement annoncé par Spinoza, ici réécrit pour l’adapter à la circonstance, le franchissement par le souverain patronal d’un seuil critique invisible a pour effet que « la crainte des citoyens-salariés se change en indignation » et que « par cela même la Cité-usine est dissoute et le contrat cesse », « on voit par conséquent que celui-ci est imposé non par le droit civil mais par le droit de guerre ». Par modification de la configuration des affects collectifs, les sujets ne sont plus tenus par les normes de l’institution et font mouvement hors de ses rapports caractéristiques. Il s’en suit non pas certes un retour complet à l’état de nature, mais sa forte résurgence dans l’état civil usinier, et une transformation radicale des rapports de puissance en son sein. Effondrée la force supplémentaire invisible de l’emprise institutionnelle, puisque les affects qui la soutenaient sont dominés par des affects contraires, l’imperium patronal est à terre et c’est la loi brute du nombre, presque de la puissance physique, qui prime. Or, comme une résolution miraculeuse du paradoxe de la servitude volontaire de La Boétie, les ouvriers sont les plus nombreux et, maintenant, ce nombre leur suffit pour l’emporter ! « On est sortis de la légalité, on a osé » [83], raconte Roland Vittot, l’un des leaders CFDT des Lip. Sortie de la légalité est donc l’autre nom du retour au droit de guerre, retour déterminé par le précipité d’un affect commun d’indignation suffisamment puissant pour dominer l’affect antérieur de l’obsequium et suspendre l’ordre institutionnel. Mais « les discordes et les séditions qui agitent souvent une Cité n’entraînent jamais sa dissolution » (TP, VI, 1), par quoi il faut comprendre qu’un effondrement institutionnel ne ramène jamais complètement à l’état de nature mais annonce l’advenue d’un ordre alternatif. Ce nouvel établissement passe typiquement par des actes véridictionnels dont la nature propre est rendue éclatante du fait de leur vocation expresse à la refondation. « L’usine est à nous », « c’est nous les patrons » [84] sont les énoncés-types de ces véridictions institutrices des lignes organisatrices d’un nouveau monde usinier dans lequel, comme une réalisation exemplaire de l’immanence spinozienne exprimée en (TP, II, 17) [85], la multitude salariale devient directement détentrice de la souveraineté productive, affirme son droit sur la production, affirmation qui, par son mouvement même, s’efforce de convertir le droit de guerre dont elle s’est d’abord prévalue en nouveau droit civil ou au moins, à ce stade, en réalité proto-institutionnelle. Slogans et banderoles sont les signes typiques de ces véridictions séditieuses. Ainsi de celle que les Lip mettent au fronton de leur usine et qui annonce génériquement « Il y a du nouveau chez Lip », le nouveau d’un nouvel ordre institutionnel dont l’affirmation substantielle caractéristique est restée célèbre : « C’est possible, on fabrique, on vend, on se paye » [86], soit, en quatre syntagmes, l’assertion d’un droit naturel – le droit ouvrier sur la production – ; sa proclamation visant la transsubstantiation de ce droit de guerre en droit civil, en fait, et pour le dire d’un anglicisme ici à-propos, d’un would-be droit civil, puisque Lip reste plongée dans une société capitaliste dont le droit institutionnel majoritaire contredit sa tentative minoritaire ; au total en tout cas une subversion certes locale mais radicale du rapport salarial même, puisque cette véridiction annule la séparation caractéristique de ce rapport, la séparation des travailleurs des outils et des produits de la production. Que la multitude de Lip adhère par affect à ses propres véridictions, c’est ce que prouvent, comme la marche le mouvement, l’occupation et la reprise de l’activité sur une base de démocratie économique étendue, mais aussi, dans un autre registre, les affects collectifs qui naissent des points les plus hauts de cette dynamique séditieuse : « le plus grand moment d’exaltation, ça a été notre première paye sauvage » raconte Fatima Demongeot, OS, membre du comité d’action [87], où le « sauvage » dit bien toute la charge de renversement de l’ordre institutionnel établi.
Seuls les temps ordinaires de l’ordre « en régime » peuvent faire oublier les luttes ouvertes passées et les luttes sourdes continues dont il est le produit ; aussi les crises oeuvrent-elles comme de profondes anamnèses, remettant à nu l’effort des puissances. Le pouvoir politique de l’époque ne se trompe pas quant à l’importance des enjeux soulevés par ce conflit exemplaire et voit rapidement dans cette sédition tout le contraire d’une perturbation locale sans suite : un défi institutionnel de première grandeur. C’est pourquoi l’on ferait fausse route à s’attarder sur les péripéties des affrontements avec la police aux alentours de l’usine, lors que le conflit véritable a pour objet, du côté de « l’ordre », de tuer littéralement une tentative véridictionnelle tenue pour authentiquement subversive, une tentative certes locale et minoritaire, mais à laquelle et sa force propre et la résonance qu’elle trouve dans une conjoncture d’ensemble pourraient donner un dynamisme dévastateur. Ce sera donc véridiction contre véridiction, et la vigueur de la sédition force le pouvoir souverain à faire retour à ses deux énoncés canoniques, à ses deux assertions pures, pures parce que antérieures à tout contenu spécifique : « je veux » et « je ne veux pas ». Pierre Mesmer, premier ministre, 15 octobre 1973 : « Je dis : Lip, c’est fini ! » [88]. Seuls l’image et le son peuvent restituer la violence affirmative de cette contre-véridiction et donner à percevoir ce que résurgence du droit de guerre veut dire. Et comme dans toute guerre, c’est bien de territoire, d’empire sur un territoire, qu’il s’agit. Il faut écraser Lip car Lip est un germe dont tous perçoivent le pouvoir de croissance et de conquête [89]. La suite de l’histoire témoigne de la réalité des puissances qui donnent effet aux actes véridictionnels, et combien les performances symboliques supposent pour être efficaces d’être adossées à des forces passionnelles et conatives « réelles » : d’un côté, celles de la multitude salariale soudée par son affect commun et tenant physiquement les lieux, de l’autre, celles de la police et, plus encore de la politique industrielle – laquelle in fine se révélera autrement décisive [90] – que l’Etat apporte en appui de sa contre-véridiction restauratrice. La multitude locale tentant de se réapproprier sa propre puissance finira vaincue par la multitude globale dans laquelle elle restait plongée, ou plutôt par la puissance de cette multitude globale captée sous la forme du pouvoir d’Etat.
Conclusion : puissance de la multitude et transcendance immanente du social
Tout ceci, qui est en fait très peu, est cependant peut-être déjà assez pour faire entrevoir un certain type de travail combiné, et quelle y est la part de la philosophie, quelle celle des sciences sociales à proprement parler. Il faudrait une foi singulièrement déraisonnable en les pouvoirs du concept pour imaginer qu’ils pourraient dispenser « d’aller voir », et il devrait être assez clair que ni le conatus, ni la potentia multitudinis ne parviendront jamais à dire seuls, par exemple, ce qui se passe dans les usines bisontines entre 1968 et 1973… Ils ne diront ni la texture particulière d’une situation où prend naissance un affect commun séditieux ; ni les conditions « alchimiques » [91] contingentes qui parviennent à faire durer une action collective si cohérente chez Lip, mais pas ailleurs ; ni l’effet propre d’une conjoncture d’ensemble qui « porte », ou non, un mouvement local et lui ajoute, par des voies très diffuses, un supplément de puissance ; ni la surdétermination plus lointaine encore d’une certaine configuration des structures du capitalisme telle qu’elle établit à l’échelle macroscopique un certain rapport de puissance capital/travail, et dont la contribution apparaît différentiellement à voir, dans la configuration structurelle présente, la diminution considérable des révoltes salariales alors même, aimable litote, que les conditions de la vie salariale ne se sont pas adoucies ; ni, au total, toutes ces choses qui appartiennent en propre à une historiographie sociale, ou à une sociologie historique, comme on voudra, et à elle(s) seule(s).
Mais les concepts seuls peuvent dire les principes fondamentaux à l’œuvre en ces situations. Ils les éclairent d’une manière particulière et ré-agencent leur tableau d’ensemble sous une certaine unité – que toutes les accumulations de « faits » ne sauraient lui donner. Ici les concepts disent le jeu des puissances dans la constitution, l’opération et la crise des ordres institutionnels. Poser les institutions comme des instances de véridiction n’est pas rien, loin s’en faut, mais comment les institutions parviennent-elles à « véridire » avec efficacité, par quelles sortes d’opérations leurs décrets instituteurs sont-ils pris avec sérieux et font-ils effet sur ceux-là qu’on peut bien appeler leurs « sujets »… et comment cette autorité vient-elle parfois à s’effondrer ? Ce sont bien ces questions qui trouvent simultanément réponse dans le concept de puissance de la multitude.
Invoquer la puissance, c’est d’abord en revenir au (à un) principe générique de la production des effets. S’il « arrive des choses », s’il arrive notamment que des hommes fassent ceci ou cela, c’est qu’une certaine puissance a été au travail, et que ces hommes en ont été affectés. Du même mouvement où elle restitue la causation réelle et les opérations concrètes, la puissance, dont le concept se déploie au travers des « lois » de la vie passionnelle, rappelle également que le monde social n’est que jeu de forces, et qu’il faut chercher les forces derrière les phénomènes qu’on tient généralement pour en être le plus dépourvus – comme les phénomènes de l’ordre dit « symbolique », discours, positions, énonciations, sentences, spontanément rapportés à « l’esprit », lui-même supposé étranger aux faits de puissance. L’idée de violence symbolique de Bourdieu contestait déjà cette séparation théoriquement ruineuse, Luc Boltanski y revient et l’on voit mal en effet comment une théorie de l’autorité (discursive-institutionnelle) ou, pour le dire de manière plus appuyée, du faire autorité pourrait faire autrement.
Enfin lorsque la puissance est celle de la multitude et qu’elle est, en dernière analyse identifiée comme le seul principe créateur/producteur à l’œuvre dans le monde social, reviennent d’un bloc toutes les apories de la transcendance absente et du fondement manquant. Mais la potentia multitudinis est inséparable de sa clause d’immanence intégrale et c’est par là que ces apories trouvent leur résolution dans la philosophie spinoziste. Non pas d’ailleurs que ces solutions ne puissent être aperçues indépendamment – l’idée d’« auto-transcendance du social » de Jean-Pierre Dupuy [92] en saisit parfaitement le sens et, pour le plaisir du grand écart historique, La Boétie ne dit pas autre chose que (TP, II, 17), demandant à propos du souverain régnant seul sur tous : « d’où a-t-il pris tant d’yeux dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? » [93], soit l’exacte équivalence spinozienne de l’imperium et de la puissance de la multitude. Mais les concepts de puissance et d’affects ressaisissent ce qu’on pourra alors nommer les « auto-affections de la multitude » dans le concret de leur modus operandi. Et jettent par là même une lumière particulière sur cette ambivalence parfois reconnue des ordres sociaux, à la fois très solides et très fragiles : très solides du fait à la fois de l’énormité de la puissance qui les soutient – la potentia multitudinis – mais aussi des innombrables cristallisations-médiations institutionnelles de cette puissance ; très fragile car en dernière analyse la multitude n’a qu’elle comme source de ses affections et nul autre fondement. Comment alors ne pas être saisi d’une sorte de vertige pascalien à l’idée que l’ordre social ne tient sur rien, qu’au bout du bout des « chaînes d’autorisations » [94], dont parle Luc Boltanski, il n’y a rien ? Et pourtant tout se passe comme si la multitude n’avait pas le luxe de ces vertiges et ne pouvait se permettre de s’y abîmer. Derrière ce « tout se passe comme si », en fait, il y a le travail continué de sa puissance, activité spontanée de production collective engendrée de la recréation permanente, même du fond des crises les plus graves, des coalescences de puissances individuelles, poussées les unes vers les autres par la nécessité de la persévérance, d’où résulte que « les hommes aspirent par nature à la société civile, et ne peuvent jamais l’abolir complètement » (TP, VI, 1). C’est pourquoi l’arbitraire de la véridiction n’est qu’un spectre éminemment fugitif, et l’alternative à l’effondrement d’une valeur son remplacement par une autre plutôt que la déréliction. Car une valeur, ou une véridiction, ne tombe pas d’elle-même : elle est renversée de haute lutte par une véridiction concurrente, donc antérieurement formée, et consolidée par le processus de son devenir majoritaire en puissance. Les Lip ne sont saisis d’aucun vertige, si ce n’est celui de leur propre audace, en tout cas pas celui d’une béance de sens à combler : tout au contraire, du sens, ils en sont déjà emplis, ils en pour ainsi dire à revendre, et n’ont pas d’autre souci que de faire faire autorité à leur véridiction déjà prête. Il n’y a que Caligula pour prendre vraiment au sérieux le formel pur de la transcendance immanente, sa totale vacuité substantielle, l’arbitraire qui lui est coextensif – « tout, autour de moi est mensonge, et moi, je veux qu’on vive dans la vérité » [95] – …et aussi pour en faire advenir le règne : « Et justement j’ai les moyens de les [les hommes] faire vivre dans la vérité » [96]. Cauchemar de l’autorité pure, de l’imperium vide, exercé au nom de rien, donc nécessairement par une violence qui ne peut être que physique et sans limite. Aucune société ne peut tolérer un Caligula. Elles s’emploient d’ailleurs à les éliminer impitoyablement, et restaurent sans faiblir les autorités, quitte à « organiser » leur succession, comme s’il y allait des nécessités de persévérance de leur propre conatus de maintenir la valeur coûte que coûte.
Frédéric Lordon
(CNRS, CSE)
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