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08/05/2010

«Corruption silencieuse» et légèretés de la Banque Mondiale

Yash Tandon

Le rapport 2010 des indicateurs du développement en Afrique sur la ‘’ corruption silencieuse est un exemple de plus des politiques de la Banque Mondiale visant à détourner l’attention. Détourner l’attention, délibérément ou non, afin d’éviter les questions fondamentales sur la compréhension de la pauvreté persistante et du sous-développement de l’Afrique. Détourner l’attention aussi parce que ce rapport cherche, probablement de façon consciente et à dessein, d’exonérer la Banque Mondiale de son propre rôle dans la perpétuation du mal développement de l’Afrique.

Que dit le rapport ?

Le rapport soulève essentiellement trois points.

D’abord il invente ou emprunte un concept nouveau - la corruption silencieuse- défini comme étant essentiellement le fait des fonctionnaires publics qui ne s’acquittent pas de leur devoir lorsqu’il s’agit d’offrir un service ou une contribution pour lesquels ils sont employés et rémunérés. En somme, des pratiques de corruption en aval, aux première lignes des dispositions des services publics. Les exemples les plus mis en évidence restent l’absence des enseignants dans les écoles publiques et l’absence des médecins des cliniques de santé publique. D’autres exemples évoquent des vols de médicaments dans des cliniques publiques et vendus sur les marchés privés, ainsi que des engrais subventionnés dilués avant d’être remis aux paysans.

Deuxièmement, le rapport argumente que la corruption silencieuse est non seulement insidieuse et largement répandue en Afrique, elle affecte les pauvres de façon disproportionnée et peut avoir des conséquences à long terme. Comme l’exprime dans sa préface, Obiageli K. Ezekwesili, le vice président de la Banque Mondiale pour la région de l’Afrique, « privés d’enseignement en raison de l’absentéisme des enseignants, les enfants souffriront à l’âge adulte de faibles ressources cognitives et d’une santé médiocre. L’absence de médicaments et de médecins signifie des décès superflus dus à la malaria et à d’autres maladies. Les paysans qui reçoivent des engrais dilués qui ne produisent pas de résultats, renoncent à les utiliser, se retrouvant avec une agriculture de bas rendements.’’

Troisièmement, la corruption silencieuse ne fait pas la ‘’ une’’ des journaux comme les grands scandales liés à la corruption. On remarque, par ailleurs, qu’elle ne figure pas dans les index de Tranparency International ou d’autres index globaux de corruption. Dans le but de souligner ce point, la page de couverture du rapport est embellie par la photo d’un iceberg profondément enfoncé dans l’océan et symbolisant la corruption silencieuse. Ce qui est visible n’est qu’une petite surface de ce fléau. Une partie qui, selon le rapport, est la cause de tant de misère en Afrique.

Mais avant de critiquer le rapport, il convient de lui accorder quelque crédit. Il ne peut être nié que la corruption silencieuse, telle que définie dans ce rapport, existe bel et bien. Il est important de reconnaître cette réalité qui a cours non seulement en Afrique mais dans le monde entier. Pointer l’Afrique du doigt n’est pas juste. Mais il n’était pas nécessaire d’écrire un rapport de 200 pages pour soulever ces points. Le rapport est répétitif, répétant le même argument encore et encore. La révision du texte aurait permis de réduire le rapport à des proportions plus maniables, de pas plus de 50 pages. Ce qui aurait diminué les coûts de production et de distribution, coupant court à un peu de corruption silencieuse à l’intérieur de la Banque Mondiale elle-même. Ceci toutefois est un défaut mineur comparé au défaut profond de ce rapport.

Où le rapport se trompe-t-il ?

D’abord il est exagéré de dire que la corruption silencieuse est en elle-même si grave qu’elle mine le développement de l’Afrique et qu’elle explique de façon significative la raison pour laquelle l’Afrique ne parvient pas atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD). Selon les termes de cet essai, l’iceberg de la corruption met en échec les efforts considérables déployés pour améliorer le bien-être des citoyens africains, en particulier les pauvres qui dépendent principalement des services publics. Plus spécifiquement, la corruption et une mauvaise gouvernance contribuent à expliquer pourquoi l’augmentation des fonds alloués, comme ceux qui doivent permettre d’atteindre les OMD, ne se sont pas nécessairement traduits par une amélioration des indicateurs de développement, particulièrement en Afrique.

Examinons cette affirmation avec un esprit clair. Ce qu’il dit c’est que les investissements destinés aux OMD en Afrique sont minés par des bureaucrates, des enseignants, des médecins, des infirmières, des douaniers mesquins (en un mot tout l’échelon moyen du service public) qui sont les fléaux de la société. Ce sont eux qui sont responsables de l’échec de l’Afrique à atteindre les OMD. Afin d’étayer cette affirmation, le rapport fournit plusieurs exemples déjà cités.

L’Ouganda semble être dans la plus mauvaise posture, en ce qui concerne l’absentéisme des enseignants par exemple. Le rapport cite des sources secondaires pour étayer son argumentaire. Dans l’ouest du Kenya, Glewwe, Kremmer et Moulin (2009) ont documenté que 12% des enseignants se trouvaient à l’extérieur de leur classe à l’heure où ils auraient dû enseigner. Il est estimé qu’en Ouganda une proportion même plus importante, représentant près du tiers des enseignants, n’était pas à son poste pendant les périodes de classe. (Habyarimana 2007)

Un autre exemple de corruption silencieuse se trouve dans le secteur du transport. Le rapport cite une étude de Teravaninthorn et Raballand (2008), qui ont élaboré une base de données concernant les coûts et prix de onze routes dans sept pays. L’étude a montré que la ‘’taxe de corruption’’ (pour employer les termes utilisés dans le rapport) prélevée par les policiers et les employés des douanes est significative en Afrique de l’Ouest (environ 20 à 27%), alors qu’elle est, chose surprenante, de 1%, pratiquement insignifiante en Afrique de l’Est et en Afrique australe.

En Tanzanie, il semble que ce sont les médecins et les infirmières qui portent la principale responsabilité de la mort liée à la malaria. Le rapport cite deux études (de Savigny et al 2008 ; Das et Leonard 2009) qui montrent que dans la Tanzanie rurale, presque 4 enfants sur 5 qui meurent de la malaria ont cherché des soins médicaux dans des cliniques modernes. Le rapport conclut : ‘’De nombreux éléments témoignant d’une corruption silencieuse, y compris l’absence d’équipement à des fins de diagnostic, le vol des médicaments, l’absence des donneurs de soins et un effort minimal pour établir un diagnostic, tout a contribué à ces statistiques consternantes’’.

Il y a au moins trois choses qui sont fausses dans ce genre d’analyse et de rapport.

L’une est méthodologique. Différents chercheurs utilisent des méthodologies différentes et des catégories conceptuelles différentes dans leurs évaluations. Ni les concepts ni les méthodologies de recherche ne sont comparables. N’importe quel lecteur non averti trouverait surprenant - à en croire les statistiques mentionnées ci-dessus - qu’en Afrique de l’Est les enseignants apparaissent comme les plus corrompus de toute l’Afrique, mais que les policiers et les douaniers apparaissent, en comparaison comme des parangons de vertus.

La deuxième remarque a trait à l’usage inapproprié que la Banque Mondiale fait de cette littérature secondaire qu’elle cite dans son rapport. Les auteurs et les chercheurs ont pu avoir leurs propres raisons pour poursuivre leurs recherches de cette façon et ils peuvent avoir eu leurs propres explications pour des questions comme l’absentéisme des enseignants. De surcroît, ils ne vont pas dire que ce genre de mauvaise pratique de la part des enseignants, médecins, infirmières, douaniers et policiers, ainsi que les bureaucrates des échelons moyen et inférieur, est l’explication de l’échec de l’Afrique à atteindre les OMD. Ceci est la conclusion de la Banque Mondiale et non celle des auteurs et chercheurs amplement cités. La Banque Mondiale est pour le moins opportuniste lorsque elle use de l’autorité des chercheurs pour promouvoir ses conclusions préconçues et pour étayer des arguments que les chercheurs n’ont pas avancés.

La troisième critique à l’égard de ce rapport - et c’est la plus létale (pour reprendre un terme que le rapport utilise en relation à la corruption silencieuse) - concernant les arguments de la Banque Mondiale, est qu’en attirant l’attention sur la petite corruption (qui en effet existe en Afrique comme dans la plupart des pays du Tiers-Monde), la Banque Mondiale tente en vain de camoufler sa propre culpabilité dans la création et la perpétuation des conditions de pauvreté et de sous-développement dans les pays africains (et dans d’autres pays du Tiers-Monde). C’est un fait connu que dans les années 1980 et 1991, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI), ainsi que la communauté des soi-disant donateurs et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), ont élaboré un système assez raffiné, appelé Programmes d’Ajustement Structurels (PAS) et plus tard Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DRSP). Lesquels, en échange ‘’d’aide au développement’’, ont contraint ces pays à adopter des politiques prématurées de libéralisation et de privatisation de leur économie ainsi que d’autres politiques du même genre. Les preuves abondent depuis lors, qui montrent de façon incontestable que le PAS a eu un effet dévastateur, entraînant, entre autres, la désindustrialisation et le chômage massif dans les pays qui ont adopté les PAS et le DSRP. (1)


C’est en désespoir de cause et par nécessité de survie que les enseignants, les infirmières et les échelons moyen et inférieur des fonctionnaires, ceux qui ne peuvent pas émigrer en Occident (et des milliers ont émigré) ont recours à la corruption silencieuse. Ceci n’excuse pas leurs actions, mais contribue largement à la compréhension des causes fondamentales de ladite corruption silencieuse que la Banque Mondiale blâme pour l’échec de l’Afrique à atteindre les objectifs du MDG. Les pays africains n’ont effectivement pas réussi à atteindre les objectifs du MDG. Mais la responsabilité principale incombe à la Banque Mondiale, au FMI, à l’OMC, à la soi-disant ‘’aide au développement’’ de la communauté des donateurs et, ne les épargnons pas, aux échelons supérieurs des gouvernements africains. C’est la grande corruption qui est principalement à blâmer pour le sous et mal développement de l’Afrique et non la corruption silencieuse.

Un dernier point. Le vice président de la Banque Mondiale, Obiageli K. Ezekwesili, argumente dans sa préface qu’ « une combinaison de leadership fort et engagé sera requis, ainsi que des politiques et des institutions au niveau sectoriel et, le plus important, une transparence et une participation citoyenne accrue, la condition d’une bonne gouvernance’’, afin de mettre un terme à la corruption. Nous ne pourrions être plus d’accord. Mais la Banque Mondiale n’est guère le modèle à imiter. Tous les processus imposant les programmes d’ajustements structurels ont été décidés au sommet. Ceci fait, les membres de la société civile et les ONG ont été invités à faire leurs contributions. Ceci a été appelé ‘’ planification participative’’. Nombre de ces ONG étaient aussi financées par les donateurs. Les ONG étaient supposées représenter le peuple. Elles étaient un substitut du peuple. Une fois les ONG impliqués, la Banque Mondiale pouvait dire ‘’ nous avons consulté le peuple, nous nous sommes engagés dans un processus conduit par le peuple’’ Une fois la feuille de figuier en place, le plan pouvait se réaliser en toute quiétude pour dire, dans un grand battage médiatique, que le peuple avait participé. La feuille de figuier pouvait à peine couvrir la nudité de la Banque.

La corruption silencieuse pratiquée par les échelons moyen et inférieur des fonctionnaires, des enseignants, des infirmières, des policiers et des douaniers en Afrique, bien qu’indéfendable, est, vue dans son vrai contexte, ‘’ une résistance silencieuse’’ à la pratique quotidienne de la grande corruption des oligarques et ploutocrates au pouvoir en Afrique, de connivence avec la communauté des donateurs et de la ‘’grande coalition’’ de la Banque Mondiale, le FMI et l’OMC.

Note
(1) Pour des informations additionnelles sur les effets du PAS sur les économies du Bangladesh, de l’Equateur, du Salvador, du Ghana, de la Hongrie, du Mexique, des Philippine, de l’Ouganda et du Zimbabwe, veuillez consulter Structural Adjustements Participatory Review International Network (SAPRIN 2004), ‘’Structural adjustement : the policy roots of economic crisis, poverty and inequality (Zed Books)

* Yash Tandon est le directeur du Centre Sud - Ce texte a été traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

http://www.pambazuka.org/fr/category/features/64204

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