Il a souvent été reproché aux sociologues qui cherchaient à déconstruire les stéréotypes visant les jeunes des banlieues difficiles (et à comprendre les causes de leurs comportements) de pratiquer une politique de l’excuse, de vouloir les déresponsabiliser. Cette critique est mal fondée. Mieux connaître et comprendre n’est pas excuser, mais se donner les moyens de l’action : à quelles conditions un changement est-il possible ? Les stéréotypes abusivement employés, comme la volonté de se placer de façon simpliste sur le seul registre du bien et du mal, empêchent au contraire les uns et les autres de s’accorder de façon dépassionnée sur le diagnostic et les solutions appropriées. C’est le cas notamment en ce qui concerne les relations entre les jeunes et la police qui intervient dans ces quartiers.
Ce qui manque, par contre, ce sont des études équivalentes concernant la police. Comme pour les habitants des quartiers difficiles, trop d’a-priori circulent, d’amalgames. De plus, les comportements inacceptables de certains (« bavures », harcèlement ou manque de considération pour les jeunes des cités), comme les tensions avec certains citoyens peuvent s’expliquer en partie par des causes structurelles, organisationnelles et politiques. Le jugement moral simpliste (par exemple « tous les policiers sont des racistes ») est ici tout aussi infondé qu’inutile pour l’analyse. S’il y a encore peu de policiers « beurs », les policiers d’origine antillaise sont un peu plus nombreux et bien acceptés par leurs collègues. Ils sont par contre souvent les premiers à recevoir les remarques racistes de la population (« sale nègre » a ainsi été entendu plusieurs fois en observation) ou l’agressivité des jeunes (« traître à ta race » ; « qu’est-ce que tu fais dans la police »...).
Pas plus que les jeunes des banlieues ne sont tous des « casseurs » ou des délinquants, tous les policiers ne sont pas des racistes harcelant les jeunes. D’ailleurs, le syndicat se réclamant de l’extrême droite, la FPIP (Fédération Professionnelle Indépendante de la Police), n’a obtenu que 5,48% des voix dans le corps de maîtrise et d’application aux dernières élections professionnelles de 2003. Pourtant les relations entre jeunes des quartiers et policiers restent souvent marquées par une tension plus ou moins latente suivant les périodes. Des deux côtés, il y a une catégorisation de l’autre au « pire de sa catégorie », des amalgames qui entretiennent rumeurs et mécontentement. Ainsi, plusieurs émeutes, comme celles que nous avons connues en novembre dernier, ont éclaté, ces dernières années suite à des rumeurs d’implication des forces de police dans le décès d’un jeune. Que la rumeur soit fondée ou non, le résultat semble le même, comme si la culpabilité de la police était acquise d’emblée pour les jeunes.
De même, des policiers qui ne professent pas particulièrement des opinions racistes (par comparaison avec d’autres milieux de travail la police n’est pas le lieu où ont été entendues le plus de remarques racistes) peuvent être amenés à suspecter assez systématiquement les jeunes « blacks » ou « beurs », notamment s’ils ont un « look banlieue » et se déplacent en groupe. Des routines auto-confirmatrices se développent ainsi : plus souvent contrôlés et surveillés, ces jeunes risquent plus souvent d’être impliqués dans des affaires délictueuses ; d’autant que le contrôle lui-même peut être source de tensions, d’outrage voire de rébellion. Toutes choses qui viennent en retour « confirmer » les soupçons initiaux. Chaque groupe nourrit à l’égard de l’autre des a priori qui pèsent d’emblée sur la relation en imposant une méfiance réciproque [1].
Des difficultés liées au mode de légitimation de l’action policière
Au sein de la police, ces mécanismes de catégorisation sont fortement liés à la façon dont le métier est collectivement vécu, plutôt qu’à des caractères individuels. La police, en France, comme ailleurs, entretient avec la population une relation complexe. D’une part, les citoyens attendent de la part de la police assistante et protection, tout en rejetant, généralement, d’être l’objet du contrôle et des sanctions policières. D’autre part, les policiers attendent soutien et respect de la part de la population, tout en étant conduit, par habitude et expérience professionnelle à se méfier des citoyens (« on voit tout ce qui ne va dans la société » ; « on apprend à ne plus avoir confiance... »). De plus, la montée de la petite délinquance depuis plus de 50 ans a affaibli la légitimité de l’action policière : En 1950, la police enregistrait 190 000 plaintes pour vol. En 1992, ce chiffre est passé 2 600 000 ! Du coup, le taux d’élucidation est passé de 36% à 14 %. Mais si l’on tient compte du fait que sur la période le nombre de gendarme et de policier a été multiplié par deux, on peut en conclure que le nombre moyen de faits élucidés par gendarme ou par policier a été multiplié par 2,85 ! [2] Cette situation est paradoxale : d’une part, la productivité moyenne de chaque gendarme ou policier a augmenté, mais dans le même temps, l’idée que la police est capable de supprimer la délinquance semble de moins en moins tenable.
Face à ces difficultés de légitimation le groupe policier a été amené à développer plusieurs « mécanismes collectifs de défense ». Le premier d’entre eux, bien étudié par les sociologues américains de la police [3] est le repli sur « l’entre soi » : Nous ne sommes pas aimés, les gens nous sont hostiles, les non policiers ne peuvent pas comprendre notre travail, il faut donc se soutenir entre nous. L’entraide entre collègues et la solidarité sont en effet des valeurs fortement affirmées et souvent concrétisées dans de nombreux commissariats. Cette caractéristique, qui permet bien souvent de faire face à une activité stressante et au mépris de certains usagers, évite le recours au soutien psychologique. Mais la solidarité peut aussi avoir des aspects plus négatifs comme la tendance à couvrir les agissements répréhensibles ou violents de certains collègues (même si on les condamne en son for intérieur). Toutefois, globalement, des rapports tendus et un manque de reconnaissance dans le collectif de travail se traduisent, d’après nos observations [4], par des relations plus conflictuelles avec les usagers, une plus grande tendance à réagir aux « provocations ». Au contraire, les patrouilles où règne une bonne ambiance, où le turn over est faible, où jeunes et anciens s’entendent bien, sont des patrouilles où les incidents sont rares. Une division du travail et une entraide se font spontanément entre policiers qui permettent de faire face, en gardant son calme, à des usagers difficiles, voire provocateurs.
Le deuxième mécanisme, lié au premier, est l’attachement et l’affirmation d’un sens moral clair et sans ambiguïté au travail. Cela conduit les policiers à présenter, pour eux-même et pour autrui, leur mission en termes de répression du crime, de protection des gentils contre les agissements des méchants. La « belle affaire » qui permet de se valoriser, d’augmenter l’estime de soi, celle pour laquelle on accepte de prendre des risques physiques, est celle qui débouche sur l’arrestation d’un vrai bandit. Le « vrai méchant » faisant en retour le « vrai policier ». Or le travail quotidien des brigades de police secours est bien souvent éloigné. De nombreuses interventions sont en effet liées à des troubles mineurs à l’ordre public, des différends familiaux ou entre voisins, des incivilités, des problèmes sociaux liés à la précarité et à l’exclusion. Les jeunes des cités, et notamment les mineurs, apparaissent aux yeux des policiers comme des « clients » peu intéressants. Non seulement les actes commis et le mérite qu’il y a à les interpeller sont de faible envergure, d’autant que du fait de la nature de ses actes et de leur âge des poursuites ne sont pas toujours possibles. Ensuite parce que les policiers ont le sentiment qu’on leur fait jouer un rôle qui n’est pas le leur : pallier le manque éducatif des parents, jouer les assistantes sociales... Enfin, parce que dans ce cas, leur travail consiste moins en l’application de la loi qu’en l’obligation d’imposer une certaine autorité.
Le travail avec les jeunes est vécu comme peu valorisant
Ces mécanismes de défense expliquent tant le rejet de la police de proximité que le malaise et le sentiment de dévalorisation lié aux relations avec les jeunes des banlieues. Ces derniers, en effet ne sont pour les policiers ni des « vrais méchants », ni des gentils. A l’opposé de l’image du « grand bandit », l’on trouve celle du jeune de cité, qualifié suivant les endroits de « branleur », de « petit merdeux », voire parfois de « crapaud ». Ces jeunes sont les « mauvais » méchants parce qu’ils ne se comportent pas selon les règles du jeu établies par les policiers. Ils manquent de respect, n’acceptent pas les sanctions, négocient les éléments de leur mise en cause, etc. Les interactions policières avec ce public sont différentes et peuvent conduire là aussi à des mécanismes renforçant les représentations. Les policiers les abordent avec moins d’égards que ceux qu’ils considèrent comme les « vrais » méchants, et renforcent ainsi les possibilités d’apparition de comportements de rébellion ou d’outrage.
Lors de nos observations, nous avons ainsi été confrontés à plusieurs interactions de ce type. Un exemple permet d’en saisir la banalité et la signification : « Après dix minutes de discussions, alors que les gardiens de la paix se préparent à rédiger la procédure et le télex pour les feux de voitures, nous voyons partir la BAC à toute vitesse. « Il y a une bagarre au centre commercial près de la gare ! Tout de suite, l’équipage que j’observe bondit à leur suite « vite, si on se dépêche, on peu arriver avant la BAC ». Nous prenons les petites rues en coupant par le centre « La BAC, ils connaissent moins bien ces rues là, on a peut-être une chance d’arriver en premier ! » L’objectif est d’éviter les feux rouges que devrait subir la BAC en passant par un autre chemin. En fait, nous arrivons exactement en même temps que la BAC. Mais il n’y a pas de bagarre à l’endroit indiqué, seulement quatre jeunes (trois marocains et un sénégalais) assis par terre et qui boivent de la bière. Les policiers leur font mettre les mains au mur, contrôlent les identités, les fouillent (pas d’armes) vident les bouteilles de bière au sol. Il y a au moins 12 policiers (BAC, Police secours, CRS) pour quatre jeunes. Les jeunes oscillent entre la dénégation, l’excuse et la provocation : « On faisait rien, m’sieur, on n’a rien fait... On est juste content parce que le Maroc a gagné [au foot contre le Mali en demie-finale de la coupe d’Afrique des nations], on a rien fait... » L’un d’eux, plus ivre que les autres est plus provocateur et multiplie les remarques désobligeantes et ironiques, il finit par dépasser la « limite » que peuvent supporter les policiers -qui de leur côté ne sont pas non plus spécialement aimables, même s’ils restent corrects- et se fait embarquer « pour dégriser pendant deux ou trois heures ». Pendant que les policiers de la BAC l’emmènent, ses copains lui disent : « Oh Omar, tu l’as bien cherché, Omar, tu l’as bien cherché... T’inquiète pas dans quatre heures ils te relâchent... »
Cette histoire est exemplaire à plusieurs titres : Tout d’abord, la déception liée à la mauvaise information sur la nature exacte de l’événement : il n’est pas rare que ceux qui appellent la police exagèrent volontairement les faits dans l’espoir d’une intervention plus rapide. Au lieu d’une affaire « intéressante » (une bagarre), les policiers se trouvent un peu ridicules devant ces quatre jeunes pris de boisson. Si les jeunes ne sont pas contents d’être dérangés par les policiers, ces derniers sont aussi énervés d’avoir pris des risques (d’accident de la route) pour une « affaire de merde ». D’où la tension et l’énervement réciproque. L’observation montre bien un jeu de subtile provocation de la part des deux groupes (jeunes et policiers) visant, dans leur esprit, à garder la face mais conduisant à l’interpellation d’un jeune.
Les rencontres entre jeunes et policiers sont d’autant plus frustrantes pour ces derniers qu’elles les conduisent à faire un travail qui leur semble dévalorisant, peu productif et en dehors de leur « vraie mission » : éducation, travail social, médiation... A ce titre, l’expression « nettoyer au karcher » du ministre de l’Intérieur est insultante tant pour les jeunes des cités que pour les policiers ; eux qui se plaignent si souvent d’être pris pour « les serpillières de la société » !
Une police de proximité qui ne s’est jamais imposée
La police de proximité a souvent été présentée comme une solution aux tensions entre police et jeunes, mais celle-ci n’a pas été appliquée avec suffisamment de moyens et de conviction [5]. Surtout, sa mise en place n’a pas tenu compte des problèmes d’identité et de légitimité des policiers, ce qui explique pour une part son échec relatif.
Faire de la police de proximité, c’est s’assurer d’une présence régulière et soutenue sur un territoire déterminé. En entretenant des contacts avec la population, les policiers seraient en mesure de prévenir la criminalité plutôt que de la contenir. Les patrouilles se font à pied, les unités administratives sont délocalisées dans des « postes de police », disséminés dans les zones dites sensibles. L’usager est pensé comme un « proche » (et non un étranger), dont on partage le territoire, et avec qui on peut avoir des échanges cordiaux ou intéressés. C’est la coopération volontaire de la population qui est recherchée.
Cependant, beaucoup de policiers qui ont été affectés à la police de proximité ont cherché à se réapproprier leurs nouvelles missions pour les faire entrer dans le cadre mythique du jeu du « gendarme et du voleur ». Ainsi, le fait de se reprocher de la population, de gagner sa confiance, n’est pas interprété comme une fin en soi (être plus proche des citoyens et de leurs besoins), mais comme un moyen éventuel d’avoir des informations qui permettraient de dénicher une « belle affaire », donc de faire un vrai travail policier. Dans la culture policière et surtout dans la hiérarchie, le simple travail de proximité n’est pas très valorisé, d’autant qu’il ne produit pas de résultats tangibles immédiats (on ne peut pas compter le nombre de mains serrées ou l’amélioration de l’image de la police dans la population). Ainsi, il n’est pas rare que la police de proximité soit utilisée comme « bouche-trou » pour des tâches pour lesquelles on ne veut pas mobiliser des effectifs des brigades de roulement : par exemple porter un pli à la préfecture ou garder un malade hospitalisé.
Les expériences de police de proximité racontées par les policiers de Pandore et Serbourg (dans lesquelles elles ont d’ailleurs été volontairement stoppées) ont toujours été vécues sur le mode négatif, avec quantité de récits douloureux : « on nous a brûlé le poste plusieurs fois ». Ces expériences sont relatées sur le mode de l’intrusion en territoire étranger, avec le minimum de protection et de capacité de mise en scène. La police de proximité est à l’opposé du jeu du « gendarme et du voleur ». Une interpellation musclée avec des services extérieurs (BAC, CRS) au quartier peut venir ruiner les patients efforts des fonctionnaires locaux pour gagner la confiance des jeunes. A l’inverse pour les policiers extérieurs, les rapports avec les jeunes perçus comme délinquants peuvent sembler suspects. A Villedieu, lors de l’observation de la PUP, un gardien a demandé au chercheur des renseignements sur le BAFA afin de pouvoir encadrer des camps de vacances organisés par la police pour les jeunes de certains quartiers difficiles. Ce gardien a ensuite précisé au chercheur qu’il ne fallait absolument pas qu’il évoque devant les autres policiers cette demande : « Ils ne comprendraient pas ! »
Une politique répressive à l’esprit gestionnaire
Avec la « politique du chiffre » et le tournant répressif initié par Nicolas Sarkozy, c’est une toute autre politique qui a été lancée. La mesure de la performance de l’activité policière est devenue avec les ambitions de modernisation de l’institution un objectif des plus dignes. Pensée traditionnellement (Le principe de « l’index 4001 » existe depuis plus de trente ans) sur le mode du contrôle chiffré de l’activité, à l’instar des entreprises productives de biens matériels, la performance se mesure au nombre d’interpellation et au taux d’élucidation (nombre de dossiers résolus sur nombre de dossiers ouverts). Ces principes se sont accentués ces derniers temps avec les objectifs sécuritaires fixés à la police et l’introduction d’une notion directement reprise du management des entreprises privées : l’attribution de moyens aux circonscriptions qui le justifient. A priori, cela n’est pas contradictoire avec la représentation de la police comme jeu du « gendarme et du voleur ». Mais le risque est justement de trop prendre au sérieux cette représentation et de saper le travail, notamment des anciens, visant à donner un sens positif aux activités des brigades de roulement. A Grandeville, un certain nombre d’anciens ont ainsi exprimé leur malaise face à la demande de « faire du chiffre » : « On ne va pas inventer la délinquance. L’objectif c’est quand même faire baisser la délinquance. Par exemple, sur le parking d’un grand supermarché, vous avez des délinquants qui cassent des voitures. On va surveiller pour essayer de les interpeller. Ce qui nous intéresse c’est toutes les formes de délinquance. Par exemple, des jeunes qui fument, on va être présent. Etre réactif, ce n’est pas le problème des chiffres. Si on est réactif, après ça tombe tout seul de toute façon. » (Brigadier, Grandeville, province). « Il n’y a aucune gloire dans le travail que l’on fait. C’est vu par les gens comme de la répression. On n’est pas là pour se faire aimer, on est habitué à endosser. Ça c’est pas du stress on est habitué avec le temps, le négatif c’est avec la hiérarchie. Il y a des primes aux mérites, on est dans une usine. Il faut faire des interpellations, faire du chiffre. Tout dans l’ombre, tout sans suite. C’est les « buchettes » (gardien, Grandeville, province).
Enfin, la volonté politique de faire du chiffre a poussé au développement de services spécialisés, notamment les BAC, qui non seulement ont tendance à prendre les « belles affaires » aux brigades de roulement, ce qui peut développer un sentiment de concurrence déloyale (ils sont en civil, ce qui favorise les flagrants-délits), mais permettent le développement d’une évaluation quantitative qui dévalorise le type de travail fait en police secours ou en police de proximité : « Les relations entre la section et la BAC sont devenues plus tendues, car avant c’était qu’eux le chiffre. Maintenant c’est eux et nous. Donc c’est plus que de la compétition, c’est de la rage. Le service de proximité c’est la section la plus dévalorisée par rapport aux autres sections, car c’est une section pas spécialisée. Or il faut savoir tout faire et on n’est pas reconnu. On nous appelle toujours parce qu’il y a un problème. » (gardien, Grandeville, province). Pour les BAC, le jeu du gendarme et du voleur est moins un mythe que pour les unités de Police-Secours.
Le cercle vicieux des interventions difficiles
L’absence de police de proximité et la volonté de faire du chiffre poussent les brigades de police à entretenir des relations tendues avec les habitants des quartiers difficiles. Si ces quartiers ne sont pas des zones de « non droit » (les policiers peuvent y circuler, même s’ils restent vigilants par rapport au jet de projectiles), les interpellations et les contrôles y sont difficiles, la peur du débordement (les jeunes du quartier qui se rassemblent pour empêcher une arrestation) ou de la « bavure » (par exemple chute d’un jeune poursuivi parce qu’il ne portait pas de casque sur son scooter) sont toujours présents et bloquent l’action, générant ainsi des frustrations. Quand une interpellation doit toutefois être réalisée, la seule « solution », dans le contexte actuel, est de venir en force (plusieurs voitures de police, soutien des CRS). Cela peut provoquer le sentiment des jeunes du quartier d’être agressés par la police ; d’autant que certains policiers pourront en profiter pour se « rattraper » de tous les contrôles et interpellations qui n’avaient pu être faits auparavant. Le cercle vicieux de la méfiance réciproque et de la tension s’aggrave alors un peu plus.
Pour finir, il est à noter que pour gérer ces quartiers difficiles, on trouve essentiellement des fonctionnaires jeunes et sans expérience. A Serbourg, dans une des trois brigades, le plus vieux a 25 ans et deux ans d’ancienneté. C’est « l’ancien » comme le plaisantent ses collègues. Mais en patrouille, il n’a pas l’expérience pour jouer ce rôle. Plusieurs fois, pendant l’observation, nous verrons son équipage renoncer à des interventions ou reculer devant des provocations des « jeunes », de peur de se lancer dans des situations qu’il ne saurait pas gérer (tant sur le plan relationnel et sécuritaire que sur le plan juridique). A chaque fois, c’est la frustration et le sentiment d’impuissance qui en ressort. Peut être que chez certains cette frustration accumulée pourra rejaillir de façon mal contrôlée à l’occasion d’une intervention « musclée ».
Cette situation est d’autant plus critique que la répartition des effectifs de police sur le territoire national n’a pratiquement pas été revue depuis cinquante ans [6] ; du coup, les banlieues qui comptent le plus grand nombre d’actes de délinquance sont parfois moins bien pourvues, en policier ou gendarme par habitant, que des départements ruraux plus calmes. La police peut alors difficilement assurer une présence régulière dans les quartiers difficiles et reste perçue comme étrangère.
Au total, « plusieurs éléments contribuent à construire un mur d’incompréhension entre les policiers et les jeunes ou les immigrés : l’attitude effectivement raciste d’une minorité de policiers, l’utilisation par certains délinquants de l’accusation de racisme qui leur permet de se dédouaner de leurs actes et surtout les modes d’action des patrouilles de police. Quand celles-ci interviennent, surtout dans les quartiers dits difficiles, leurs interventions sont brèves, par manque de temps disponible, « musclées » dans le sens où, faute de mieux, le policier invoque des arguments d’autorité, et souvent sans effet » [7]. Tant que les conditions politiques, structurelles et organisationnelles qui expliquent le maintien de ce mode d’intervention ne seront pas abordées, il semble utopique de demander de meilleures relations entre la police et les jeunes des quartiers difficiles comme d’exiger une baisse importante de la délinquance.
Marc Loriol, Valérie Boussard, Sandrine Caroly [8]
[1] Maryse Esterlé-Hédibel, « policiers et jeunes de banlieue », Panoramiques, n°33, 1998, pp. 176-184.
[2] chiffres cités dans Hugues Lagrange, Demandes de sécurité. France, Europe, Etats-Unis, Le Seuil, Col. « République des idées », 2003.
[3] Par exemple : William. A Westley, Violence and the Police : a sociological study of Law, Custom and Morality, MIT Press, Cambridge, Mass, 1970 (édition originale, 1950) ou Clayton Hartjen, « Police-Citizen Encounters : Social Order in Interpersonal Interaction », Criminology, 10, 1972, p. 61-84.
[4] Cette recherche s’appuie sur l’observation de terrain de patrouilles de sécurité publique de quatre commissariats français et sur des entretiens (N=60) auprès des policiers. Les commissariats étudiés présentent des situations assez variées. Deux se trouvent en grande banlieue parisienne. Pandore (les noms sont fictifs) est une grande ville comptant des quartiers aisés, mais aussi des quartiers difficiles, même si ce ne sont pas les plus réputés du département ; Serbourg comporte une grande cité difficile souvent citée dans les médias à propos des « violences urbaines ». Dans ces deux commissariats, et surtout à Serbourg, les effectifs sont jeunes et le turn over élevé. Villedieu est une circonscription aisée de la petite couronne parisienne, la délinquance y est faible et la moyenne d’âge des policiers est plus élevée. Beaucoup de fonctionnaires y font toute leur carrière. Grandeville, enfin, se trouve en province et comporte plusieurs quartiers difficiles ainsi qu’une délinquance organisée assez importante. La proportion d’anciens est assez importante. Ce travail a reçu le soutien financier du ministère de la Recherche pour l’ACI « travail dans la fonction publique ». Il peut être consulté sur : http://laboratoiregeorgesfriedmann.univ-paris1.fr/lgf/IMG/pdf/Projet_de_recherche.pdf.
[5] Sébastian Roché, Police de proximité, Le Seuil, 2005.
[6] Sébastian Roché, Police de proximité, Le Seuil, 2005.
[7] Christian Mouhanna, « la police de proximité ou les contradictions d’une police au service du public », Panoramiques, n°33, 1998, pp. 27-32.
[8] Marc Loriol est sociologue et chargé de recherche au CNRS (laboratoire Georges Friedmann), Valérie Boussard est sociologue et maître de conférence à l’Université de Versailles Saint Quentin en Yveline (laboratoire Printemps), et Sandrine Caroly est ergonome et maître de conférences Caroly à l’Université Pierre Mendès France (CREAPT).
http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=1122
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