Depuis un demi-siècle, les dépenses de santé connaissent une augmentation importante et continue. Faut-il pour autant s’en alarmer ? Rien n’est moins sûr tant elles participent à notre bien-être. La question serait plutôt : quel effort sommes-nous prêts à consentir pour notre santé ?
Les dépenses de santé sont d’ordinaire abordées sous l’angle de leur financement, avec la perspective des sacrifices à consentir. Une croissance rapide des dépenses de santé est d’emblée considérée comme insoutenable et l’augmentation des cotisations pour la financer intolérable. Implicitement, les dépenses de santé sont conçues comme un coût à comprimer.
Les sources de la croissance des dépenses de santé
En raisonnant de la sorte on confond deux questions : celle de l’efficience de la dépense de santé et celle de leur niveau optimal. L’efficience de la dépense doit absolument être recherchée : elle consiste à minimiser les coûts, pour un niveau donné de consommation de soins et donc à réduire le gâchis des ressources. Mais l’efficience peut être atteinte pour un niveau de consommation de soins faible ou important. La question du niveau optimal des dépenses reste entière. Quelle proportion de ressources voulons-nous consacrer à notre consommation de soins ?
Depuis le milieu du XXe siècle, les économies développées connaissent deux grandes tendances : un formidable accroissement de la longévité et une augmentation continuelle de la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée aux dépenses de santé. Quel est le lien entre ces deux évolutions ? Contrairement à une opinion répandue, le vieillissement ne joue qu’un rôle mineur dans la croissance des dépenses de santé. Certes, chaque individu voit ses dépenses de santé augmenter lorsqu’il vieillit. Mais les changements les plus importants sont dus au fait que les dépenses individuelles de santé augmentent dans le temps, à âge et à maladie donnés. En 2009, par exemple, un homme de 50 ans affecté d’un diabète dépense beaucoup plus pour sa santé que le même cinquantenaire diabétique dépensait en 2000. Ce mouvement est sans rapport avec le vieillissement de la population. Il résulte principalement de la dynamique du progrès médical : de nouveaux produits et de nouvelles procédures apparaissent continuellement, qui induisent des changements dans les pratiques médicales.
Une étude réalisée sur des données françaises a montré que ces changements de pratiques influencent massivement la croissance des dépenses de santé. Sur la période 1992-2000, leur impact est presque vingt fois plus élevé que celui du vieillissement. Des analyses rétrospectives menées pour les États-Unis sur la période 1965-2002 aboutissent au même constat : les changements technologiques expliquent la majeure partie de la croissance des dépenses.
De façon générale, le progrès technique permet des gains de productivité. Pourquoi serait-il responsable de la hausse des coûts de la santé ? En fait, deux mécanismes sont à l’œuvre : la substitution de traitement, qui permet un gain d’efficacité ; la diffusion du traitement, qui correspond à une utilisation croissante de l’innovation.
Nouvelles technologies, gains de productivité
C’est le mécanisme de diffusion qui conduit à une hausse des coûts de la santé : de nouveaux traitements apparaissent, dont l’usage s’étend plus ou moins rapidement. Pour l’exprimer en termes économiques, de nouveaux biens et services sont offerts et consommés.
L’exemple de la cataracte est éloquent. Les nouvelles technologies ont permis d’importants gains de productivité : on observe une stabilité du coût de l’opération de la cataracte entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990, alors qu’elle a gagné en efficacité, conduisant à de meilleurs résultats en termes d’acuité visuelle et de réduction des taux de complication. Les dépenses associées au traitement de la cataracte n’ont augmenté qu’à cause de l’extension de l’opération à une plus grande proportion de patients. Moins risquée et plus efficace, elle peut être réalisée sur des patients plus âgés ou éprouvant une gêne moins sévère.
Pareillement, une innovation majeure comme l’angioplastie a permis de résoudre certaines crises cardiaques sans recours à une opération à cœur ouvert. Moins coûteuse que le pontage et plus performante en termes de qualité de vie postopératoire, cette innovation a rendu possible l’extension du traitement à des patients plus nombreux. Observée dans la plupart des pays développés, cette évolution a permis de grands progrès dans les taux de survie et la qualité de vie des personnes atteintes.
On pourrait considérer quantité d’autres innovations médicales, comme la prothèse de hanche ou la chirurgie du genou, qui améliorent les performances sanitaires et réduisent les incapacités, tout en conduisant à une augmentation de la dépense de soins par personne, à âge et pathologie donnés.
Comment évaluer l’influence de ces progrès sur la croissance future des dépenses de santé ? On peut supposer une croissance des dépenses de santé supérieure d’un point à celle du revenu, rythme conforme à celui observé dans les dernières décennies. Dans ce cas, la part des dépenses de santé dans le PIB des pays de l’Europe des 15 devrait passer de 7,7 % en 2005 à 12,8 % en 2050, soit 5,1 points d’augmentation (1). Mais si le progrès technique médical devait s’accélérer et atteindre un rythme deux fois supérieur à celui connu jusqu’à présent, la part des dépenses de santé dans le PIB de l’Europe des 15 devrait atteindre 19,7 % en 2050. Pour la France, on obtient 14 % ou 21 % du PIB consacré aux dépenses de santé en 2050, selon que l’on retient une hypothèse basse ou haute pour la rapidité des changements technologiques.
Ainsi, nous devrions consacrer une part toujours plus importante de notre richesse aux soins médicaux. L’avenir est-il sombre pour autant ? Une erreur courante consiste à penser que des privations devraient en découler. Cette crainte est infondée. Certes, une part plus importante du PIB sera dévolue à la santé. Mais la taille du « gâteau » augmente continuellement. Rien ne permet de penser qu’il faudra se restreindre pour financer les soins. Un économiste de Harvard, David Cutler, produit à cet égard le chiffre le plus convaincant : pour les pays de l’OCDE, à l’horizon 2050, la consommation des ménages en excluant les dépenses de santé devrait augmenter de 150 % entre 2000 et 2050 dans l’hypothèse où le progrès technique médical suivrait un rythme comparable à celui observé jusqu’à présent. S’il devait s’accélérer et être deux fois plus rapide que dans le passé, la consommation des ménages en excluant les dépenses de santé devrait quand même augmenter de 100 %, c’est-à-dire doubler, d’ici à 2050. Le surcroît de dépenses prévu est donc soutenable, cela ne fait guère de doute.
Cette croissance est-elle souhaitable ?
Que ces dépenses puissent être financées ne signifie pas qu’une telle évolution soit souhaitable. Certains d’entre nous pourraient préférer consacrer leurs ressources à des dépenses personnelles plutôt que de les verser dans un pot commun pour financer des soins médicaux plus performants ; préférer prendre maintenant des vacances à la neige, faire une randonnée dans le désert, toutes choses excellentes pour le physique et le moral, plutôt que de financer un scanner de plus ! Certains d’entre nous pourraient aussi accepter que leurs ressources aillent à des dépenses décidées collectivement, mais préférer qu’elles portent sur la protection de l’environnement ou l’éducation plutôt que la santé.
En France, le financement de la dépense de santé est en grande partie socialisé : les arbitrages sont rendus par des instances publiques ou paritaires censées agir au nom des assurés sociaux. Se demander si la croissance des dépenses de santé est souhaitable, c’est se demander si les décisions actuellement prises sont conformes à nos préférences. Une telle question ne se pose pas pour un bien marchand dont l’achat relève d’une décision privée. Dans ce cas, les individus effectuent leurs propres arbitrages : leur demande exprime sur le marché la somme qu’ils sont prêts à payer pour acquérir ce bien.
Le financement par prélèvements obligatoires de l’assurance maladie ne permet pas aux préférences individuelles de s’exprimer, ce qui rend nécessaire une vigilance accrue concernant les services rendus par les soins ainsi financés. Dépensons-nous trop pour la santé ? Ou pas assez ? Pour répondre à de telles interrogations, il faut évaluer en unités monétaires la valeur obtenue en contrepartie de ces dépenses.
Comme d’autres biens et services pour lesquels n’existent ni marché ni prix, la santé n’est pas intégrée à la mesure du PIB. Le seul élément incorporé dans le PIB est le coût des soins, qui ne représente qu’une faible part de la valeur de la santé. Pourtant celle-ci a évidemment une valeur. Lorsqu’ils sont interrogés, la plupart des individus sont prêts à consacrer des sommes importantes pour vivre longtemps et en bonne santé.
Le concept utilisé pour mesurer la valeur des gains en santé et en longévité est appelé « valeur statistique de la vie ». Il est utilisé dans d’autres domaines de la décision publique : pour des arbitrages concernant des infrastructures pouvant réduire le nombre d’accidents de la route, ou sur des questions environnementales, pour évaluer des investissements visant à améliorer la qualité de l’air.
Conférer une valeur monétaire à la vie peut sembler choquant sur un plan éthique (2). Mais c’est la seule voie pour mesurer l’apport des dépenses de santé et le comparer avec d’autres productions bien visibles dans le PIB. C’est aussi le seul moyen de rendre explicites les critères utilisés pour la décision publique. En l’absence de cet outil de mesure, les arbitrages sont quand même rendus avec des critères souvent improvisés et généralement opaques.
La valeur statistique de la vie
La valeur statistique de la vie permet d’évaluer l’apport de chaque innovation médicale. Elle peut aussi être utilisée de manière plus globale, pour mesurer en unités monétaires la valeur créée par les gains en santé et en longévité. Les économistes Kevin Murphy et Robert Topel ont réalisé cette évaluation pour les États-Unis (3). Ils aboutissent à une conclusion contraire au sempiternel constat de dépenses de santé excessives. Ce résultat très différent du sens commun est obtenu car ils ont cherché à mesurer la valeur des gains en santé obtenus, au lieu de concevoir les dépenses de santé seulement comme un coût. Leurs conclusions sont spectaculaires : aux États-Unis, entre 1970 et 2000, les gains en santé et en espérance de vie auraient ajouté chaque année à la richesse du pays une valeur équivalente à environ 32 % du PIB ! L’apport annuel des dépenses de santé serait ainsi très supérieur à leur coût, qui est de 15 % du PIB aux États-Unis en 2000. Cet écart suggère que l’effort consenti pour les dépenses de santé dans ce pays serait inférieur à sa valeur optimale du point de vue des préférences de la société.
Grâce aux innovations médicales, nous vivons plus longtemps et en meilleure santé. Évalués en unités monétaires, les gains en bien-être obtenus en contrepartie de ces dépenses semblent gigantesques. Certes, des gains d’efficacité sont possibles et souhaitables. Mais il est urgent d’organiser en France un débat public sur le niveau désirable de l’effort consenti en faveur de la santé. La focalisation actuelle des discussions sur le niveau des prélèvements obligatoires escamote la réflexion sur les dépenses que nous désirons.
NOTES :
(1) B. Dormont, J. Oliveira Martins, F. Pelgrin et M. Suhrcke, « Health expenditures, longevity and growth », contribution au colloque « Ageing, health and productivity » organisé par la fondation Rodolfo de Benedetti, Limone Sul Garda (Italie), mai 2007. Disponible sur http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1130315(2) Soulignons quand même que dans ce concept, la vie a une valeur indépendamment des capacités productives de l’individu.
(3) K.M. Murphy et R.H. Topel, « The value of life and longevity », Journal of Political Economy, vol. CXIV, n° 5, 2006.
Dépenses de santé annuelles par tranche d'âge
Le vieillissement joue un rôle mineur dans l’augmentation des dépenses de santé. Cette dernière résulte plutôt de la dynamique du progrès médical, et notamment de la diffusion des innovations médicales.Part des dépenses totales de santé dans le PIB. Évolution 1960-2006
170,5 milliards : c’est le montant de la consommation de soins et de biens médicaux en France en 2008. Il s’élevait à 98 milliards en 1995.
http://www.scienceshumaines.com/un-autre-regard-sur-les-depenses-de-sante_fr_25005.html
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