Jean Gadrey
J’ai parlé ces derniers temps de seuils et de taux de pauvreté des revenus, passons aux seuils de richesse ! À partir de quel niveau de revenus mensuels (tout compris) est-on riche en France aujourd’hui ? Manifestement, cette question autrefois peu évoquée devient d’actualité, avec une floraison de sondages récents, dont certains sont plus que douteux.
Mais ne boudons pas notre plaisir : cela fait longtemps que je plaide pour qu’on définisse et qu’on publie à la fois des seuils et taux de pauvreté et de richesse (en termes de revenus). Dans les deux cas, il faudra des conventions, et dans les deux cas, plusieurs seuils doivent être envisagés. Le fait qu’il y ait débat public et médiatisation est une bonne chose, en dépit des dérives. On devrait aussi définir des seuils salariaux (ou de revenus d’activité) individuels, j’y reviendrai en conclusion.
Première méthode : choisir a priori un seuil
À ma connaissance, c’est l’observatoire des inégalités qui a le premier réalisé jusqu’au bout cet exercice (mais on le trouve en partie déjà dans un livre de 2007 de Philippe Villemus « Qui est riche ? » que l’on peut lire en ligne gratuitement via ce lien). Louis Maurin a choisi un seuil de richesse fixé à deux fois le revenu médian. Voici ce que cela donne avec les données de 2008. Il s’agit ici de la notion de « niveaux de vie », définie par l’Insee et dont j’ai souvent parlé (voir ce lien). Ces revenus sont nets d’impôts directs, mais ils incluent les prestations sociales, c’est un point important.
Ajout du 15 octobre : vérification faite, la priorité historique de tels calculs en France revient très nettement à Louis Maurin (et non à Philippe Villemus, qui s’en est inspiré dix ans plus tard) dans un article d’Alternatives économiques de novembre 1997 intitulé “qui est riche en France ?”.
Ajout du 15 octobre : vérification faite, la priorité historique de tels calculs en France revient très nettement à Louis Maurin (et non à Philippe Villemus, qui s’en est inspiré dix ans plus tard) dans un article d’Alternatives économiques de novembre 1997 intitulé “qui est riche en France ?”.
En 2008 une personne seule était riche avec cette définition à partir de 2862 euros (nets d’impôts directs). Et pour un couple avec deux enfants, on obtient 7277 euros en 2008. Cela n’a pas dû changer beaucoup depuis 2008, vu les résultats mirobolants de notre Président du pouvoir d’achat.
Le choix a priori de Louis Maurin n’est évidemment pas le seul possible, bien qu’il ait des avantages divers. On pourrait penser à un autre multiple du revenu médian, ou bien on pourrait définir ce seuil comme celui au-dessus duquel on trouve 10 % (ou 5 %) des personnes, ou des ménages, etc. Dans tous les cas, se limiter à un seuil semble insuffisant, ici comme pour la pauvreté. On devrait pouvoir mesurer des degrés de richesse, comme le font dans leur livre sur la révolution fiscale Landais, Piketty et Saez, qui parlent de « classes aisées » pour les 10 % les plus riches et de « classes très aisées » pour les 1 % du haut de l’échelle des revenus.
Deuxième méthode : les appréciations subjectives
Je me suis dit qu’il serait bien de tester la convention de Louis Maurin de la même façon que je l’avais fait avec sa convention de pauvreté relative, en me demandant ce qu’en pensent nos concitoyens, et en prenant d’abord le risque (énorme) d’utiliser des sondages, faute de mieux. Pour faire mieux, il faudrait de vraies délibérations organisées dans des réunions contradictoires bien informées, des conférences de citoyens, etc. Mais, pour l’instant, cela n’existe pas. Il faudra y penser.
Problème toutefois : de tels sondages sur la richesse existent, mais à la différence de ceux que j’avais convoqués à l’appui de ma réflexion sur la perception de la pauvreté et qui disaient presque tous la même chose, ils fournissent des résultats extrêmement divers et souvent peu crédibles, pour diverses raisons.
C’est un premier résultat en soi : dans une société où existent des minima assez bien connus, un salaire minimum lui aussi connu, etc. les gens ont des points de repère fiables pour formuler un « jugement de pauvreté ». De tels repères n’existent pas pour la richesse, surtout quand l’extrême richesse crève tous les plafonds. Les hauts revenus sont bien plus mal connus du plus grand nombre que les plus bas.
Mais d’autres raisons viennent renforcer ce flou. D’abord, comme le disent certains analystes de ces sondages, « les riches, c’est ceux qui gagnent plus que moi ». Mais, comme on va le voir en conclusion, ce facteur qui influe en effet sur les appréciations subjectives ne semble pas si important.
L’autre grand facteur de flou tient aux questions posées, parfois trop imprécises. En particulier, poser la question « Selon vous, à partir de quel revenu net mensuel considérez-vous QU’UNE PERSONNE est riche ? » n’est pas satisfaisant. Or c’est ce qu’a fait récemment l’IFOP, en septembre 2011, dans un sondage largement relayé par les média, et qui aboutissait à des niveaux très élevés de seuils de richesse. Pourquoi est-ce trop imprécis ? Parce que la seule façon un peu fiable de procéder, S’IL S’AGIT DE NIVEAUX DE VIE, est de demander aux gens une évaluation soit pour UNE PERSONNE VIVANT SEULE, soit pour UN COUPLE, soit pour UN COUPLE AVEC DEUX ENFANTS, etc. Faute de cela, les répondants mélangent forcément tout, revenu individuel et revenu du ménage, et cela fausse le résultat. Dans les sondages annuels sur la pauvreté de Ipsos pour le Secours populaire, la question est toujours bien formulée en précisant « une personne seule ». Je signale d’ailleurs que la récente livraison du mensuel « Convergence » fournit les résultats du sondage d’août 2011, qui confirment ceux des années précédentes.
Enfin, pour comparer les résultats de ces sondages au « seuil de Maurin », un autre biais est que le « revenu net » des sondages est très probablement compris au sens du « salaire net », c’est-à-dire net de cotisations sociales mais pas net d’impôts directs.
Examinons malgré ces réserves l’un des derniers sondages sur le sujet (IFOP, août 2011). La question posée était : « Selon vous, à partir de quel revenu net mensuel (en intégrant les salaires, les aides et les allocations), peut-on considérer qu’un foyer ou un ménage (c’est-à-dire 2 adultes et 2 enfants) est riche ? (question ouverte, réponses spontanées) ». On peut évidemment reprocher à la question d’indiquer « deux enfants » sans faire de différence (ce que fait l’Insee) entre de très jeunes enfants ou des ados. Mais voici les résultats :
Bingo ! La convention de Louis Maurin (7277 euros nets d’impôts directs pour ce type de ménage) est située entre la moyenne des réponses de 2011 et la moyenne de l’enquête semblable de 2010. Et même en tenant compte des impôts, le seuil de Maurin resterait dans la fourchette. Mais le plus étonnant est l’écart considérable entre les résultats de 2010 et de 2011 ! Manifestement, quand les repères sont à ce point flous, un sondage auprès de 1000 personnes, qui plus est en ligne, s’accompagne d’une marge d’incertitude gigantesque.
Conclusion provisoire
Il faudra sans doute un peu de temps pour que s’établissent en France des « conventions de richesse » ayant la légitimité des conventions de définition de la pauvreté, même si toute convention est appelée à bouger et à être critiquée. Mais le temps presse, car c’est sur de telles conventions que peuvent se fonder des politiques de fiscalité progressive voire de revenu maximum. Un point positif toutefois dans cette entreprise : avec toutes leurs limites et leurs biais, les sondages récents confirment des résultats d’enquêtes plus sérieuses mais anciennes que je citais sur ce blog dans un billet du 17 novembre 2008 : il n’y a pas de « fracture morale » entre les grandes catégories sociales quant à leur appréciation des seuils de richesse. Il y a certes des écarts (les employés, les indépendants et les ouvriers situent ce seuil plus bas que les cadres), mais cela ne devrait pas interdire une convergence. Voici ce que donnait un sondage CSA de 2006 comme seuil de richesse « pour une personne » (seuil subjectivement apprécié) selon les catégories :
Reste une autre grande question, non traitée ici mais très importante, notamment pour l’égalité des femmes et des hommes : celle des revenus individuels d’activité, celle des très hauts salaires (massivement masculins), celle d’un « salaire maximum » par exemple. On ne peut pas se satisfaire de seuils de richesse uniquement calculés selon les ménages, faisant l’impasse sur les inégalités internes à ces ménages…
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