Catherine Coquery-Vidrovitch
L’Afrique, continent d’origine de l’espèce humaine, a toujours été connectée
au reste du globe. Elle lui a fourni l’or, la main-d’œuvre
et les matières premières nécessaires aux mondialisations successives.
Prenant le contre-pied de stéréotypes que l’on peut encore entendre ou lire, il faut rappeler que parmi celle de tous les continents, l’histoire de l’Afrique, « berceau de l’humanité », est de loin la plus ancienne. Et que les Africains peuvent se revendiquer, autant que les Européens, de l’héritage de l’Égypte pharaonique, apparue vers 4000 avant notre ère. Ajoutons que l’Afrique subsaharienne a eu des contacts avec le reste du monde dès cette époque, sauf avec… les Européens. Ceux-ci ne l’ont « découverte » qu’au XVe siècle !
L’or africain nourrissait le commerce mondial
Déjà avant l’islam, les Arabes parcourent les côtes longeant l’océan Indien, où la culture et la langue swahilies (de la famille linguistique bantoue, métissée de persan puis d’arabe) sont enracinées au XIIe siècle. Des expéditions chinoises abordent en Afrique orientale du XIVe au XVe siècle, jusqu’à ce que l’empereur de Chine interdise à ses sujets de naviguer. À Grand-Zimbabwe, cité connue par sa grandiose architecture de pierre mais disparue vers le milieu du XVe siècle (les Portugais n’arrivèrent là qu’un siècle plus tard), on a retrouvé de la porcelaine chinoise, échangée de relais en relais contre l’or offert par le pays.
De même, Hérodote, historien grec du Ve siècle avant notre ère qui résidait en Égypte, avait déjà entendu parler du « commerce muet » pratiqué entre Africains, pourvoyeurs d’or, et Phéniciens d’Afrique du Nord, offrant en échange le sel du désert. Ces circuits furent, avant les « grandes découvertes » européennes, les principales sources d’or mondiales. Ce métal était issu des mines du haut Sénégal et de la « côte de l’Or » la bien nommée, et au sud, du Zimbabwe. Ces deux pôles d’extraction approvisionnèrent en métal précieux le monde méditerranéen occidental comme celui de l’océan Indien.
L’or explique la grandeur des empires qui en contrôlaient le commerce : ainsi ceux qui se sont succédé le long des fleuves Sénégal et Niger, au débouché des pistes transsahariennes, du XIe au XVIe siècle : Ghana, Mali, Songhaï (ce dernier conquis par les Marocains qui pillèrent Tombouctou en 1591). On peut alléguer sans trop d’exagération que si Marco Polo, au XIIIe siècle, a pu monter une expédition jusqu’en Chine, c’est grâce à l’or africain transmis par les Arabes.
Mais les Africains l’ignoraient, eux pour qui une barre de sel avait autant de valeur qu’un lingot d’or : la végétation naturelle de leur subcontinent ne leur fournissait pas ce produit indispensable à la vie humaine. Certes, ils ont connu des empires dont les souverains tiraient leur richesse et leur pouvoir de leur rôle incontournable d’intermédiaires du commerce à longue distance. Ils en monopolisaient les échanges : or contre sel ou contre porcelaines et soieries, mais aussi sel contre fer (nécessaire à la fabrication de l’outil agricole de base, la houe, sorte de bêche à la lame recourbée fixée au bout d’un manche en bois), cuivre des empires Luba ou Lunda d’Afrique centrale. Mais la vie rurale produisait peu de surplus agricoles, compte tenu de terres dans l’ensemble peu fertiles, tantôt durcies par les sécheresses tropicales, tantôt lessivées et appauvries par les pluies de ruissellement de forêts équatoriales. À cela s’ajoutait une organisation sociale et culturelle fondée essentiellement sur la subsistance et sur le consensus.
Toutes les formes politiques ont cohabité dans cet immense continent, grand comme trois fois les États-Unis. Même dans les empires les plus hiérarchisés, l’organisation restait fondée sur les liens dits lignagers, reposant sur des échanges matrimoniaux complexes de famille à famille qui régulaient les relations sociales et politiques (ce que les ethnologues coloniaux ont appelé des ethnies). Dans un tel système, les femmes représentaient surtout des outils de labeur, appréciés aussi pour leur promesse d’enfants. Éleveurs dans les zones de sahel à très longue saison sèche, cultivateurs ailleurs, les Africains étaient organisés pour la subsistance plutôt que pour le profit, monopolisé et thésaurisé par quelques grands chefs.
50 millions d’hommes enlevés au continent
Ceux-ci alternaient la guerre (pendant la saison sèche) et le commerce. Comme ils ont fourni au monde le métal précieux, ils allaient aussi, pendant des siècles, vendre une main-d’œuvre servile dans toutes les directions : vers la Méditerranée, du Xe au XXe siècle, quelque 6 à 10 millions d’esclaves (les évaluations, douteuses, varient du simple au double) auraient franchi le désert. Les deux tiers étaient des femmes, plus prisées que les mâles dans le monde musulman. Dans le même temps, quelque 4 à 5 millions seraient partis vers l’océan Indien, sans compter ceux utilisés sur place dans les plantations de clous de girofle, de sisal ou de cocotiers du sultanat de Zanzibar, qui culmina au XIXe siècle. Le sommet de l’exploitation humaine fut atteint lorsque s’y ajouta la traite atlantique, au bénéfice des puissances européennes. Son impact fut massif dans un temps plus ramassé, courant surtout du milieu de XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle – le temps de l’essor des plantations de canne à sucre et de coton outre-Atlantique. C’est la traite atlantique qui fit, par principe, de l’esclave un Noir : « nègre » devint au XVIIIe siècle synonyme d’esclave, ce qui était loin d’être exclusif auparavant. Quelque 11 à 12 millions d’esclaves auraient débarqué aux Amériques. Si l’on compte un mort par esclave effectivement livré, cela fait monter le déficit total à quelque 50 millions d’êtres humains enlevés au continent.
Les Africains étaient sans prise sur le marché situé largement outre-mer, même si les sociétés internes connaissaient aussi l’esclavage. Car ces échanges intensifièrent le marché interne, si bien que traite et esclavage étaient devenus au XIXe siècle une sorte de production industrielle, intensifiée en Afrique même du fait de la fermeture du marché atlantique imposée par les Britanniques (1807-1815), devenue effective dans la seconde partie du siècle. Cette économie prédatrice contribue à rendre compte de la stagnation en longue durée de la population, estimée à 100 millions au début du XVIe siècle, soit environ 20 % de la population mondiale, et à 95 millions seulement à la fin du XIXe siècle. Entre les années 1880 et 1920, la conquête coloniale aurait coûté entre un tiers et la moitié de la population, moins du fait des combats que des effets induits, épidémies et épizooties dramatiques dues à l’introduction de maladies jusqu’alors inconnues (tuberculose, rougeole, et peste bovine qui décima les troupeaux à la base de la subsistance de nombreux peuples d’Afrique orientale) ou à l’extension de maladies anciennes auparavant localisées (maladie du sommeil mortelle jusque dans les années 1930 ou, repérée depuis le XVIIIe siècle au moins, variole). Au final, au milieu du XXe siècle, la part de l’Afrique dans la population mondiale avait chuté à quelque 9 %.
Le sous-continent, encore indépendant de l’Occident au XIXe siècle sauf en Afrique du Sud, occupée progressivement depuis le XVIIe siècle par les Néerlandais puis par les Britanniques, allait devenir pourvoyeur de matières premières pour la révolution industrielle naissante. Celle-ci était gourmande en oléagineux tropicaux (huiles de palme, d’arachide, de coprah), nécessaires à la huilerie des machines et à la fabrication de produits nouveaux : bougies, savon de Marseille. Furent aussi recherchés bois de teinture (rouge, jaune, noir), noix de kola, indigo nécessaires à l’industrie textile avant l’ère des colorants chimiques, sisal, enfin latex pour les pneus en caoutchouc de l’industrie automobile naissante. Bref, une fois encore, l’Afrique se trouvait par ses apports au centre du système productif mondialisé de l’époque, sans guère pouvoir agir sur le marché international.
Depuis la fin du XVe siècle, les Portugais puis les Néerlandais, alors principales puissances maritimes, avaient établi des stations (ou « forts ») sur les côtes où un noyau de négociants, de soldats et de missionnaires résidant devait s’attirer les bonnes grâces des chefs locaux tout en concurrençant leurs rivaux européens. Les Britanniques et les Français prirent le relais à partir du XVIIe siècle, chacun se réservant des zones d’influence. Ce fut le point de départ d’une hybridation culturelle intense (ou créolisation) dont la diffusion allait se poursuivre durant toute la période coloniale. Elle fut entièrement le fait des Africains eux-mêmes. Car sauf exceptions rarissimes (l’Écossais Mungo Park atteignit le fleuve Niger en 1795, le Français René Caillié entra à Tombouctou en 1828), les Européens ne pénétrèrent pas à l’intérieur du pays avant les années 1840, quand la quinine fut utilisée contre le paludisme qui jusqu’alors les fauchait comme des mouches.
La Conférence internationale de Berlin (1884-1885), organisée par les Européens pour éviter de se faire la guerre en Afrique, accéléra le processus : en quinze ans, l’ensemble des frontières actuelles fut à peu près défini, et l’Afrique entièrement colonisée, à deux exceptions près : le Liberia, créé par des missionnaires sudistes américains et devenu une petite république en 1844, et l’empire d’Éthiopie, qui résista aux Italiens (bataille d’Adoua, 1896).
Les révoltés du désespoir
Compte tenu des théories « scientifiques » sur l’inégalité des races élaborées au XIXe siècle, les Occidentaux eurent beau jeu de justifier le partage de l’Afrique par l’apport des trois « C » (commerce, christianisme, civilisation) supposés libérer des peuples primitifs des atrocités de l’esclavage. Ils oubliaient que l’héritage des traites atlantiques avait contribué à en généraliser l’intensité sur le continent. Jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins, la justification morale de la colonisation parut aller de soi, sans que l’on éprouvât le besoin de mesures concrètes sociales et sanitaires. Dans l’optique du temps qui ignorait la notion d’« aide au sous-développement » née seulement après la Seconde Guerre mondiale, c’est l’outre-mer qui devait rapporter à la métropole et non le contraire.
Le résultat fut une exploitation prédatrice. L’économie minière concerna le diamant et l’or d’Afrique du Sud (découvert en 1886), le cuivre du Congo belge et du Copperbelt zambien, le diamant du Congo (Kasaï). Le turnover rapide de la main-d’œuvre visait à éviter au maximum la « prolétarisation » des travailleurs tout juste tolérés en ville. Le syndicalisme commença néanmoins de se développer à partir des années 1930. En AOF*, le gouvernement du Front populaire innova en l’autorisant en 1936. En Afrique intertropicale continuait de dominer l’échange de biens manufacturés importés contre des biens agricoles primaires d’exportation, fournis par les paysans dans le cadre d’une production villageoise inchangée. Impôt par tête, travail forcé et cultures obligatoires furent les chevilles ouvrières de l’économie d’exportation. La rareté, l’éloignement, l’incapacité de produire le même objet faisaient que les paysans étaient prêts à fournir, pour l’obtenir, une somme de travail infiniment plus élevée que son équivalent en Europe. Le commerce d’import-export fut monopolisé par les firmes expatriées : Lever (devenu Unilever en 1928), la Compagnie française d’Afrique occidentale (CFAO, 1887), la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA, 1899).
Des révoltes du désespoir traduisirent le refus de se plier aux exigences nouvelles. Les opérations de répression affolèrent les populations massacrées par dizaines, voire par milliers (génocide des Herreros dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain, actuelle Namibie, de 1904 à 1907). Le désarroi qui s’ensuivit explique l’adhésion massive aux religions nouvelles : d’où, à partir de la Première Guerre mondiale, l’épanouissement d’Églises « noires » évangélistes et messianiques, comme l’adventisme du 7e jour importé des États-Unis, le kimbanguisme au Congo belge (devenue la deuxième Église chrétienne d’Afrique) ou le harrisme en Côte d’Ivoire.
Une si extraordinaire diversité et richesse
Certes, il y eut progrès de l’économie monétaire avec l’essor d’un salariat devenu peu à peu volontaire car nécessaire. Mais l’effondrement de la grande crise économique de 1929 obligea les métropoles à réviser leurs méthodes de colonisation : pour l’Afrique intertropicale, le retard pris était énorme. La Seconde Guerre mondiale joua un rôle majeur d’ouverture (comme l’avait déjà fait la Première pour les « tirailleurs » mobilisés dans les tranchées). Les idéologies étrangères, jusqu’alors interdites par la censure, se répandirent comme une traînée de poudre, ainsi du principe de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes posé par la Charte de l’Atlantique en 1941. La Conférence de Brazzaville organisée par le général De Gaulle en 1944 préfigura la création du Fonds d’investissement et de développement économique et social (Fides) en 1946, devenu à l’indépendance le Fonds d’aide et de coopération (Fac). L’adoption d’une politique sanitaire de prévention (et de vaccination) enclencha le boom démographique des années 1950-1960.
La classe moyenne, plus nombreuse en Afrique britannique où l’on forma davantage de techniciens, reçut progressivement le droit de vote (devenu universel en AOF en 1956) et prit le pas sur les autorités coutumières pour gérer les premières institutions sociales (welfare associations, sociétés de prévoyance, etc.). Elle fournit les cadres des trade unions et des partis politiques. Cette « élite moderne » fut à l’origine de nouveaux mouvements de résistance, qui prirent la forme de boycotts et de grèves. En AOF, le Rassemblement démocratique africain (RDA) s’organisa en 1947, comme le Convention People Party de Gold Coast en 1944, etc. Tout en utilisant parfois des formes archaïques (références ethniques ou religieuses néotraditionnelles), ils exprimèrent une opposition moderne militante à l’exploitation coloniale, quitte à se retrouver, à l’indépendance, déchirés par des rivalités internes visant à l’hégémonie politique.
À considérer le très long terme, on saisit à quel point la colonisation fut brève – moins d’un siècle, exception faite de l’Algérie et de l’Afrique du Sud –, et le temps de l’indépendance plus bref encore – elle est aujourd’hui vieille d’à peine deux générations. Les incidences politiques et culturelles qui découlent de ces deux événements sont à replacer dans leur profondeur historique. L’historien n’a pas à juger. Il doit juste chercher à comprendre, face à un continent si vivant, où il en est aujourd’hui et pourquoi le futur est encore indécis, compte tenu d’héritages d’une si extraordinaire diversité et richesse.
Sem comentários:
Enviar um comentário