Ceux qui en restent là justifient l’obstination allemande à serrer le cou des Grecs – au nom de la vertu, bien entendu.
Or le premier pas du bon sens est rarement suffisant. Il lui faut de toute urgence en franchir un deuxième, et se demander s’il est une vertu qui ne puisse être universelle, un modèle vers lequel ne pourraient jamais tendre tous les pays ensemble.
Posons-nous la question. Tous les pays du monde pourraient-ils afficher en même temps un excédent de leurs échanges ? Evidemment non, puisque cela reviendrait à afficher un excédent mondial. Un excédent vis-à-vis de qui ? De Mars, de la lune ?
Les échanges internationaux de marchandises, de services et de revenus sont forcément chacun un jeu à somme nulle. Ce qu’un pays importe, un autre l’exporte nécessairement. Ce qu’un pays verse, un autre le reçoit. Et tout aussi nécessairement, la somme des excédents courants égale très exactement la somme des déficits (1). Bref, il n’y a pas d’excédents sans déficits. Ni vice, ni vertu.
Le même constat vaut pour les mouvements de capitaux, puisque chaque pays emprunte l’équivalent de son déficit courant, ou prête l’équivalent de son excédent. Tout comme un particulier prête à sa banque (à taux zéro) les revenus qu’il ne dépense pas, ou lui emprunte (le découvert est payant…) les dépenses qui excèdent ses revenus.
L’excédent courant allemand n’en est pas moins imposant. Près de 7% du PIB et plus de 240 milliards de dollars : il est, dans les deux cas, à l’échelle de l’excédent chinois, comme on le lit sur les deux premiers graphiques. Par son ampleur gigantesque, l’excédent allemand contribue largement aux déséquilibres internationaux.
D’un côté (graphique 3), il y a les pays excédentaires, qui disposent d’une surabondance d’épargne, et qui doivent nécessairement prêter aux autres pays. Ce sont les pays producteurs de pétroles, qui ne peuvent dépenser tous les revenus de l’or noir et doivent prêter une bonne partie de ceux-ci à l’étranger. Ce sont encore et surtout la Chine, l’Allemagne et le Japon.
De l’autre côté, il y a les pays déficitaires, qui empruntent l’équivalent de leurs déficits courants. Ce sont en premier lieu les Etats-Unis (706 milliards de dollars en 2008), mais aussi la plupart des pays européens, Espagne et Italie en tête.
D’où cette autre question : de l’emprunteur ou du prêteur, qui a l’initiative du déséquilibre ? Avant de désigner un fautif, mieux vaut y regarder à deux fois.
L’excédent courant des pays producteurs de pétrole ne leur est imposé par personne : ils sont tout simplement incapables de consommer ou d’investir chez eux les énormes revenus de l’or noir, lorsque le prix du baril s’envole. La Chine ? Sa surabondance d’épargne vient de la situation faite à ses propres salariés : maigres salaires, absence de protection sociale, énormes profits que leurs bénéficiaires doivent en partie placer à l’étranger - et qui achètent des bons du Trésor américain parce qu’ils sont un placement sûr.
L’Allemagne, toutes proportions gardées, est bien la Chine de l’Europe. Elle ne se distingue pas seulement des autres pays européens par son excédent courant gigantesque. Elle s’en distingue d’abord par le coup de frein donné aux salaires et à la protection sociale. Entre 2000 et 2008, le coût salarial unitaire (2) s’est accru de près de 15% en moyenne dans la zone euro. En Allemagne, il s’est accru de 1,9% (graphique 4).
Depuis la réunification, le partage de la valeur ajoutée des entreprises allemandes s’est considérablement déformé au détriment des salariés. Ceux-ci en ont abandonné plus de 10 points aux actionnaires entre 2000 et 2007 (graphique 5). Résultat : l’Allemagne s’est distinguée depuis dix ans par une des croissances économiques les plus lentes d’Europe (graphique 6).
C’est ce que certains appellent « la compétitivité allemande », un « modèle » qu’ils rêvent d’étendre à toute l’Union.
C’est évidemment une chimère, pour les raisons susdites. Ce serait surtout une compétition où il n’y aurait que des perdants : tous les peuples d’Europe confrontés à la déflation. Evoquer cette occurrence au conditionnel est un parti pris optimiste. N’entend-on pas déjà citer les « efforts grecs » comme des exemples à suivre ?
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(1) Un solde mondial non nul apparaît dans les tableaux du FMI : il n’est dû qu’à des désajustements statistiques qui se sont sensiblement aggravés avec la mondialisation.
(2) C’est le coût salarial nécessaire pour produire un euro de PIB.
http://dechiffrages.blog.lemonde.fr/2010/05/09/il-ny-a-pas-de-modele-allemand/
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