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15/05/2010

Qui a peur des "apéros géants" ?

Entretien avec Jean-Pierre LE GOFF. Le philosophe et sociologue au CNRS, analyse le phénomène des apéros géants nés des réseaux sociaux tels Facebook. Il dénonce l’injonction paradoxale vis-à-vis des jeunes et de ces manifestations. "Soyez autonomes, soyez festifs mais répondez à l’image que l’on se fait de vous".

La France s’émeut devant ces apéros géants, est-ce vraiment un nouveau phénomène ?

Jean-Pierre Le Goff Il existe aujourd’hui un phénomène de masse et de peur de « non-maîtrise » de la part de la société. Auparavant, il y avait les chahuts ou les monômes qui étaient également incontrôlés, qui pouvaient déborder. Ils étaient toutefois moins violents, ils ne donnaient pas lieu à des débordements tels qu’on les voit. La nouveauté provient de l’érosion du vivre ensemble, des valeurs communes à toute la société. Ce cadre permettait une relative tolérance vis-à-vis de ces manifestations. Elles participaient peu ou prou à un moment particulier de la vie. Il fallait que « jeunesse se passe » pour reprendre l’expression populaire. Par ces modes de vie collectifs qui étaient les bourgs, les villages, ou même les premières cités ouvrières, tout le monde connaissait tout le monde, les fils comme les pères. Cela permettait un certain contrôle de la jeunesse avec des limites à ne pas dépasser, les jeunes avaient d’ailleurs intériorisé ces limites. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Pourquoi ce phénomène effraie-t-il les pouvoirs publics ?

Jean-Pierre Le Goff Par peur de l’excès et de la violence potentielle. Toutefois, nous sommes dans un double discours paradoxal vis-à-vis de la jeunesse. D’un côté, le jeunisme, la célébration de la jeunesse avec des slogans de type « la jeunesse, moment fort de la vie », couplé avec un discours de fête. De l’autre, la volonté d’éradication de toutes formes d’expression sortant des cadres dans laquelle la société voudrait enfermer cette jeunesse. Pour moi, il y a quelque chose qui relève de l’injonction paradoxale vis-à-vis des jeunes et de ces manifestations. Soyez autonomes, soyez festifs mais répondez à l’image que l’on se fait de vous. Antérieurement, le parcours de vie d’un jeune était jalonné de repères, le service militaire, l’entrée dans le travail. Ces repères délimitaient le passage de l’enfance à l’âge adulte.

En résumé, la société promeut la jeunesse mais réprime l’expression de son état ?

Jean-Pierre Le Goff Exactement. J’ajouterai que, dans une société où les rites ou rituels comme le travail par exemple se sont érodés, l’adolescence se prolonge. Ces phénomènes revêtent un aspect de défoulement. Le culte de la performance, de l’évaluation constante conduit certains à se « défoncer ». Il faut ajouter que contrairement à ce qui est dit ces comportements ou rassemblements traduisent un complément d’individualisme, une solitude des individus et ce malgré internet. Pour être clair, le complément de cette concurrence, sont les moment fusionnels où l’on se retrouve, on boit pour ensuite redevenir individu et isolé. L’individualisme est moment intense et festif marche donc de pair et participent de l’érosion et de l’autorégulation de la société.

Mais pourquoi alors la société valorise à ce point la fête ?

Jean-Pierre Le Goff Le mot d’ordre de 1968 était que « le goût des fêtes nous revienne ». Aujourd’hui, il est devenu un conformisme de masse, comme si la réalité de la vie se jouait là à défaut d’autre chose, faute de se jouer dans la vie collective, l’engagement traditionnel ou le travail. Dans un moment où des catégories entières de la population sont exclues du travail par une logique de compétitivité internationale, que fait-on ? On valorise le temps libre et la fête. Dans le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, il existe une pilule permettant de se défoncer sans avoir le lendemain mal à la tête, je trouve qu’il y a dans cette société quelque chose de cette recherche impossible.

Enfin, ce phénomène pose finalement la question de la jeunesse ou plutôt des jeunesses…

Jean-Pierre Le Goff Il convient de le souligner. Il n’existe pas une jeunesse. Il y a un type de jeunesse, celle intégrée dans un parcours scolaire, universitaire qui est un terreau à ce type d’événements. Pour aller vite, les couches moyennes, qui ont d’ailleurs valorisé la jeunesse avec un discours très psychologisant : l’enfant roi, l’enfant qui doit réussir, l’enfant potentiellement génial. Á côté de cela, vous avez la jeunesse des milieux populaires. Ce ne sont d’ailleurs pas ceux-là, à mon avis, qui font la fiesta et passent par Internet. Cela ressemble plutôt à des jeunes en situation d’études, ce sont plutôt les jeunes des « teufs ».

Entretien réalisé par Lionel DECOTTIGNIES

http://www.humanite.fr/Le-double-discours-fait-aux-jeunes

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