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12/11/2011

1848, le printemps des peuples

Alain Garrigou

La révolution est parfois contagieuse. Dans une ville, une étincelle : les barricades du peuple qui exige un changement de régime se dressent contre les fusils de la garde royale. La contestation s’étend, gagne un pays voisin, bientôt tout un continent. Puis les monarchies se ressaisissent. L’Europe, en 1848.
En 1848, le printemps commence le 22 février, à Paris. Pour contourner l’interdiction de réunion et d’association imposée par la monarchie de Juillet, les partisans d’une réforme du suffrage censitaire organisent, depuis juillet 1847, une campagne de banquets où les toasts se transforment en discours politiques. Celle-ci doit culminer lors d’un rassemblement à Paris : il est interdit. Les organisateurs décident néanmoins de le maintenir et en fixent la date au 22 février. La veille, ils renoncent à leur projet. Trop tard : les participants se rassemblent, accueillis par les fusils. La soirée se termine par des échauffourées.
Les événements s’enchaînent alors très vite. Le 23 février, les Parisiens parcourent les rues aux cris de « Vive la réforme ! » et « A bas Guizot ! » (le président du conseil des ministres). Dans l’après-midi, le roi Louis-Philippe accepte la démission de son ministre. Encore trop tard : face aux manifestants qui fêtent leur victoire, la garde du ministère des affaires étrangères, où réside François Guizot, tire. Les premiers cadavres, chargés sur des charrettes, sont exhibés dans Paris. Le lendemain, 24 février, les insurgés attaquent la troupe en plusieurs points de la capitale et prennent d’assaut les Tuileries. Acculé, le roi abdique. Le 25 février, dans la salle Saint-Jean de l’Hôtel de Ville, le poète Alphonse de Lamartine promet le suffrage universel : le peuple à la place du trône.
La révolution puis l’avènement de la république en France ne peuvent qu’affoler l’Europe des cours monarchiques. L’ordre instauré en 1815 au congrès de Vienne pour éviter les révolutions et les conflits européens s’en trouve gravement menacé. Le tsar Nicolas Ier de Russie prépare déjà la guerre et lance un manifeste : « Pour la justice de Dieu et pour les principes sacrés de l’ordre établi sur les trônes héréditaires. »
Pacifiste et soucieux de ne pas ressusciter la Sainte-Alliance (1), Lamartine, nouveau ministre des affaires étrangères, fixe rapidement les principes de la politique extérieure républicaine : « La proclamation de la République française n’est un acte d’agression contre aucune forme de gouvernement dans le monde. Les formes de gouvernement ont des diversités aussi légitimes que les diversités de caractère, de situation géographique et de développement intellectuel, moral et matériel chez les peuples. » Et de se démarquer du précédent révolutionnaire : « La guerre n’est donc pas le principe de la République française, comme elle devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792 (2). » Une urgence : rassurer les rois voisins.
Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle les sympathies pour la Révolution française restaient exceptionnelles, en 1848 les sociétés européennes sont traversées par des revendications politiques : le peuple exige plus de liberté. Notion vaste et multiforme, celle-ci recouvre tout autant le patriotisme au sein de pays occupés — comme la Pologne démembrée ou l’Italie du Nord — que les revendications unitaires des pays allemands, ou encore l’aspiration à l’indépendance de peuples soumis — comme en Hongrie, sous tutelle autrichienne. Elle exprime aussi les revendications des populations urbaines pour la liberté de la presse et la mise en place de Constitutions démocratiques. Dans ce contexte, la nouvelle de la révolution parisienne a l’effet d’une étincelle.
Le 3 mars, l’avocat et journaliste Louis Kossuth prononce un discours à la Diète hongroise pour réclamer la création d’un régime parlementaire, puis prend la tête d’une délégation qui se dirige sur Vienne. Dans la capitale de l’Empire austro-hongrois, la révolte commence le 12 mars. Comme à Paris, les manifestations sont réprimées et les cortèges macabres parcourent les rues. L’insurrection grossit. Le lendemain, le maître d’œuvre du congrès de Vienne, le prince de Metternich, quitte nuitamment ses fonctions. Le 15 mars, des foules en liesse accueillent la délégation hongroise menée par Kossuth. Préfigurant l’indépendance, la Hongrie se dote pour la première fois d’un premier ministre en la personne du comte Batthyány.
Unanimement hostile à l’occupation autrichienne, la Lombardie apprend les événements parisiens avec perplexité. La noblesse y est patriote, pas révolutionnaire. Quand arrive la nouvelle du soulèvement de Vienne, le 17 mars, les barricades s’élèvent à Milan. Le maréchal Radetzky, qui commande les troupes d’occupation, se retranche en prévision d’une intervention du Piémont. Après cinq jours d’insurrection, les Milanais forcent les occupants à se retirer.
A Berlin, le roi Frédéric-Guillaume IV gagne du temps face aux demandes de création d’une Assemblée constituante. Il envoie un émissaire à la cour de Vienne et déclare attendre une réunion des souverains le 25 mars à Dresde. En même temps, il masse des troupes à Berlin et dans les autres villes de Prusse. Les rassemblements populaires sont dispersés, mais se reforment le jour suivant. Le 17 mars, le roi de Prusse découvre la révolution de Vienne. Dès le lendemain, il accorde la liberté de la presse et convoque une Diète. La foule surgit sous les fenêtres du roi qui, blême, apparaît au balcon. Incapable de se faire entendre, Frédéric-Guillaume se retire en demandant, dit-on, « du repos ! du repos ! ». La troupe tire. Dans les rues de Berlin, les appels aux armes retentissent. Devant l’ampleur du soulèvement, Frédéric-Guillaume annonce de nouvelles concessions, dont une Constitution démocratique. A Munich, le roi abdique. L’insurrection s’étend à Leipzig, à Hanovre, au Wurtemberg et aux grandes villes d’Allemagne. La Pologne divisée s’agite.
Puis les cours se ressaisissent. Pour se mettre à l’abri du peuple, elles quittent les capitales, Berlin pour Potsdam, Vienne pour Innsbruck. Elles s’en remettent aux armées et à « ce remède universel qu’est l’état de siège (3) ». Le maréchal Radetzky reprend la Lombardie ; le maréchal Windischgraetz, Prague puis Vienne. Les monarchies utilisent aussi les haines nationalistes, comme en Pologne où les minorités allemande et juive sont dressées contre les populations polonaises. Les troupes croates du colonel Jallanich entrent dans Vienne. « Liberté et ordre à la croate l’ont emporté, et leur triomphe a été célébré par des crimes d’incendie, des viols, des pillages, des méfaits indicibles (4) », ironise Karl Marx le 7 novembre. Le roi de Naples fait bombarder ses villes de Naples et Messine. Le 5 décembre 1848, le général Wrangel soumet Berlin à l’état de siège. Le roi fait disperser l’Assemblée et récuse ses promesses.
L’année 1848 s’achève dans la tragédie et la désillusion. Partout en Europe, on voit les mêmes scènes : défilés, chants révolutionnaires, slogans libérateurs ou rageurs, pétitions, adresses, conversations improvisées dans les quartiers ou derrière les barricades. « Barricade » : un mot qui se répand sur tout le continent et se mue en symbole même de l’insurrection (5).
Dans le peuple révolutionnaire de 1848 étaient représentés des bourgeois, des prolétaires, des étudiants, des hommes et des femmes, des enfants aussi — qui n’entendaient pas la même chose aux mots de « patrie » et de « liberté » scandés dans les rues de Paris. Dans ce grand brassage social se matérialisait le rêve de la communauté, de la fraternité, de la communion. On s’apostrophait, on s’embrassait, on riait et on pleurait. Le danger exacerbait les émotions. Des scènes se gravaient dans les mémoires. Marie de Flavigny raconte le deuxième jour de l’insurrection parisienne : « Dans le quartier des Halles, les femmes offrent des vivres aux soldats, les embrassent en les suppliant d’épargner leurs frères, de ne pas tirer sur leurs maris, sur leurs enfants. On continue les barricades joyeusement, d’un air mutin, à vingt pas de la troupe. “Vous ne tirerez pas sans nous avertir, disaient les gamins. — Soyez tranquilles, nous n’avons pas d’ordre”, répondaient les soldats (6). » Quand l’ordre vient, c’est l’affolement : la fusillade fauche des vies.
La mort même devint une démonstration du droit. Quelle était la légitimité de ce pouvoir qui faisait tirer sur un peuple pacifique ? Des promenades macabres s’improvisaient dans toute l’Europe, à l’exemple de celle du 23 février à Paris : « Dans un chariot attelé d’un cheval blanc, que mène par la bride un ouvrier aux bras nus, cinq cadavres sont rangés avec une horrible symétrie (...). De temps en temps, un autre ouvrier, placé à l’arrière du chariot, enlace de son bras ce corps inanimé, le soulève en secouant sa torche, d’où s’échappent des flammèches et des étincelles, et s’écrie, en promenant sur la foule des regards farouches : “Vengeance ! Vengeance ! On égorge le peuple (7)  !” » A Berlin, le 22 mars, la foule amena les cadavres sous les balcons du château royal. Le roi dut s’incliner sur les dépouilles ; la reine eut un malaise.
Les rois et les soldats croyaient faire des victimes, ils créèrent des héros. Cette figure de la dignité citoyenne paraît quelque peu morbide. Mais qu’aurait valu la démocratie si des humains n’étaient pas morts pour elle ?

Alain Garrigou
Professeur de science politique à l’université Paris-Ouest Nanterre - La Défense, auteur de Mourir pour des idées, Les Belles Lettres, Paris, 2010.

(1) La Sainte-Alliance réunit au congrès de Vienne les monarchies victorieuses de la France napoléonienne (Empire russe, empire d’Autriche-Hongrie et royaume de Prusse).
(2) Cité par Daniel Stern, Histoire de la révolution de 1848 [1850-1852], Balland, Paris, 1985, p. 289-290. Daniel Stern est le pseudonyme de Marie de Flavigny, femme libre et scandaleuse, grande intellectuelle. Ayant abandonné son mari, elle devint la compagne du compositeur et pianiste Franz Liszt, avec lequel elle eut plusieurs enfants hors mariage.
(3) Karl Marx, Révolution et contre-révolution en Europe, dans Œuvres politiques I, La Pléiade, Paris, 1994, p. 55.
(4) Ibid.
(5) Cf. Alain Corbin et Jean-Marie Mayeur (sous la dir. de), La Barricade, Publications de la Sorbonne, Paris, 1997.
(6) Daniel Stern, op. cit., p. 106.
(7) Ibid., p. 124.

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/05/GARRIGOU/20479

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