Crises financières, déficits budgétaires, inquiétudes européennes, rigueur… L’agitation dans les pages économiques de la presse écrite est révélatrice de la manière dont les questions économiques et sociales sont traitées par les médias. Entre humanisation des marchés et légitimation du discours libéral, retour sur quinze jours de frénésie médiatique et de langue automatique.
C’est bien connu, l’inquiétude caractérise les marchés financiers en temps de crise. Ils sont même de nature très anxieuse comme le dévoile Les Echos (6 mai 2010) : « les marchés financiers ont, de nouveau, fait preuve d’une grande fébrilité , hier, devant les risques de contagion de la crise grecque. » On découvre plus loin que ce sont « les bourses européennes qui ont accusé le coup », ou encore que « les marchés ont tremblé » (Le Figaro, 5 mai). « A Bruxelles, explique tout simplement Le Monde, on a conscience du danger lié à la nervosité du marché » (6 mai). En effet, « le spectre de la faillite d’un pays européen reste une source d’angoisse pour les marchés » s’inquiète Le Monde (16 mai).
On l’aura compris, l’agitation n’a pas lieu sur les marchés financiers, mais ce sont les marchés financiers qui sont eux-mêmes agités…
Humanisation des marchés
Entités floues, « les marchés financiers » peuvent pourtant être aussi agressifs que les clients d’un grand magasin à l’heure de l’ouverture des soldes : « Violemment bousculée par les marchés financiers (…), l’Europe a donné un sacré coup de rein le week-end dernier. »(Le Monde, éditorial du 14 mai). Pis, ils exercent une pression intolérable sur les chefs d’Etat : « Acculés par des marchés financiers prêts à parier sur l’effondrement de la zone euro, les dirigeants européens ont réussi. » (L’Express, 12 mai)
Plus surprenant : les marchés pensent. Certes, ils ne sont pas aussi compétents que les experts qui les scrutent, mais ont quelques opinions qu’ils défendent avec aplomb. Par exemple, ils « n’ont pas été convaincus par le plan de sauvetage » rappelle Le Monde (6 mai). Rebelles, « les marchés ont manifesté leur défiance à l’égard de la monnaie unique. » (Id.) Comme le remarque Le Figaro, « les marchés doutent de l’Europe » (5 mai). Et ces penseurs dubitatifs sont aussi imaginatifs : « à la moindre étincelle, les marchés imaginent le pire. » (Le Monde, 6 mai) Etc.
Mieux, il leur arrive même de présenter de véritables revendications : « La zone euro a besoin de réformes de structures. (…) C’est ce signe-là, politique, que les marchés attendent » (Id.). Mais il faut rester attentif car leur humeur est parfois versatile : « Les marchés [sont] euphoriques après le plan européen » annonce Le Figaro Economie (11 mai), alors que pour Patrick Artus, dans Le Monde (16 mai), « les marchés sont, pour une fois, raisonnables . » Toutefois, regrette Les Echos, une nouvelle « prévision a déçu les marchés financiers, pourtant choyés avec la progression du dividende » (19 mai). En définitive, « le marché a pointé le manque de cohésion européenne » (Les Echos, 20 mai).
Joueuses, « les bourses mondiales se font peur » (Le Figaro, 5 mai). Sportifs, « les marchés ont plongé en fin de semaine. » (Journal du Dimanche, 16 mai). Spéléologues, « les marchés financiers s’engouffrent dans les failles de la zone euro » (La Croix, 19 mai). Mais ils manquent de sang froid : lorsque « l’Europe perd la boussole, les marchés s’affolent » (Libération, 6 mai). En d’autres termes, les marchés financiers se comportent comme des êtres humains, à la fois réfléchis et passionnés.
Légitimation du discours économique
En décrivant les marchés ainsi - comme des sujets individuels et vivants [1] qui pensent, s’inquiètent, attendent ou raisonnent -, les journalistes qui ont recours à ces discours contribuent à faire disparaître les véritables acteurs qui font exister ces marchés, à savoir les spéculateurs et les banquiers. On oublierait presque que des individus – des êtres humains, oui ! – s’affolent sur les places boursières du monde entier.
Mais surtout, cette sémantique efface les structures réelles dans lesquelles s’ébattent justement les acteurs… qui eux pensent, s’inquiètent, attendent et raisonnent (pour de vrai). Les formulations qui personnalisent et humanisent les marchés financiers en tant que tels concourent à la légitimation du discours économique dominant [2] : le marché est, et l’on ne peut rien y faire. Il est devenu une entité dotée d’une vie propre et souveraine, aussi immuable qu’une divinité. Mais à visage humain : il fait partie de notre vie, c’est un voisin, un ami. « Il est comme nous », disent en substance les journalistes, puisqu’il pense, s’inquiète, attend et raisonne.
Ce n’est pas le retour en France de Clotilde Reiss ou l’état de santé du mollet de William Gallas qui changeront la donne. La crise financière occupe le devant de la scène médiatique depuis de nombreuses semaines, et la presse, quand elle s’exprime de la sorte, plutôt que de décrire les structures et de nommer les acteurs, préfère présenter les défaillances économiques comme des soubresauts d’une entité autonome et sacrée, dotée d’une volonté indépendante.
Ce fétichisme humanise et sacralise un ordre soustrait à l’action des hommes qui, du même coup, sont sommés de s’y soumettre. Dans une formule restée célèbre, Alain Minc avait tranché : « La réalité économique, c’est comme la loi de la pesanteur. Jusqu’à nouvel ordre, on ne s’est pas émancipé de la loi de Newton. » Ainsi, quand la pensée de marché s’épanche sur les pensées du marché, c’est pour entretenir l’illusion que la domination capitaliste est éternelle et que les luttes sont vaines. Le journalisme dominant concourt, jusque dans ses phrases toutes faites, à entretenir ces illusions.
Mathias Reymond
Nota bene : A noter que Le Monde daté du 22 mai 2010 tente de prendre à contrepied ce fétichisme. Dans un article titré : « Qui sont les "marchés" ? », on peut lire notamment : « Qui sont ces "marchés" qui semblent à même de décider du sort de nos économies, de fragiliser des États après avoir mis à mal les banques ? » et Le Monde répond en nommant justement les acteurs et les structures. Avant de céder... Alors que les guillemets qui entourent le mot "marché" étaient de rigueur au début de l’article, ils s’effacent progressivement. En fin d’article on découvre des phrases du type : « Les marchés ont-ils dévié de leur trajectoire ? » et on apprend que d’après Patrick Artus, « les marchés sont devenus malsains »…
Notes
[1] Et non comme les sujets grammaticaux des verbes si décrivent ce que font les acteurs effectifs sur les marchés.
[2] A ce sujet, lire ici-même « La construction de l’opinion économique par les médias ».
http://www.acrimed.org/article3382.html
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