Julie Morange
Voici venu le temps de l’« or gris », métaphore des profits juteux du marché de la dépendance. « Le business du cacochyme est devenu au fil des ans presque aussi juteux que le casino de Monte Carlo. Une fois les investissements immobiliers amortis, le taux de rentabilité dépasse facilement les 25% et c’est quand même pas mal » note à ce titre le journaliste Daniel Mermet [1]. Et ce n’est qu’un début. Dans les colonnes du Zinc, Julie Morange revient sur les nouveaux gisements des industriels de l’« or gris ».
La réforme de la dépendance, entamée par le gouvernement, devrait ouvrir des perspectives alléchantes pour un secteur déjà florissant. Et dont un mot d’ordre pourrait paraphraser la maxime d’Alphonse Allais : « Il faut prendre l’argent aux vieux pauvres. Certes, ils n’en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! »
Mardi 4 janvier 2011, Roselyne Bachelot lançait la consultation préalable à la réforme de la « dépendance ». Plusieurs propositions devront être examinées d’ici cet été, afin de préparer l’introduction de mesures dans le budget 2012. Il s’agit de modifier la répartition actuelle de la prise en charge des personnes âgées : les dépenses publiques consacrées à la dépendance sont estimées à 22 milliards d’euros par an (principalement la sécurité sociale et les départements) ; les ménages y consacrent quant à eux environ 7 milliards d’euros [2].
Pour subvenir aux coûts supplémentaires qui devraient être occasionnés par le vieillissement de la population, plusieurs propositions de financement ont été mises sur la table : fiscalité, recours sur succession… mais la proposition la plus emblématique concerne la création d’une « cinquième branche » de la sécurité sociale, qui pourrait aller de pair avec un recours aux assurances privées. « La réforme doit donc alléger ce fardeau qui fragilise les départements et les familles modestes », explique l’Humanité [3]. Le quotidien omet de préciser que, si la « dépendance » se présente comme un fardeau pour le public et les familles, elle fait figure de véritable eldorado pour les industriels de l’« or gris », qui exploitent le filon prometteur… de la vieillesse.
Un marché porteur
Le marché de la « dépendance » (le « marché sénescent », comme disent les gens bien élevés) repose sur deux facteurs ; D’une part, le chiffre croissant des personnes âgées : « Ils sont 1,1 millions de personnes âgées de 85 ans et plus dans notre hexagone ; et dans dix ans ils seront près du double […] Selon l’INSEE, le nombre de personnes âgées dépendantes devrait bondir de plus de 40% d’ici à 2020 et devrait quasiment avoir doublé en 2040. Quelle industrie peut se prévaloir d’une aussi réjouissante prévision de marché ? [4] »
D’autre part, la prise en charge des personnes âgées dépendantes par les pouvoirs publics est largement insuffisante. Pour plus d’un million de plus de 85 ans, on compte seulement 600000 places dans les maisons de retraites publiques, dont le taux d’occupation est à son maximum [5]. Dès lors, les opportunités sont nombreuses pour les établissements privés, d’autant que les personnes âgées disposent souvent de ressources diverses : leurs propres patrimoine et biens, mais aussi… l’argent de leurs descendants. Qu’il s’agisse des maisons de retraites publiques (par manque de fonds) ou des privées (par quête de rentabilité), les personnels sont soumis à de véritables cadences fordistes.
(extraits du reportage de Charlotte Perry pour Là-bas si j’y suis, voir en note de bas de page)
Quant à l’« or gris », c’est peu dire qu’il rapporte : « Une demi-douzaine de grands groupes écument désormais le marché et alignent des bénéfices haut comme ça : ceux de Medidep 12,4 millions d’euros, ont été multipliés par 10 depuis 1998 ; et des cours de bourse sont dopés à la cortisone : les actions d’Orpéa, la société de Jean-Claude Marian n’ont-elles pas doublé en moins d’un an ? Pas étonnant que les investisseurs se précipitent dans le créneau comme des oursons sur un pot de miel ! »
Jean-Claude Marian, par ailleurs président du conseil de surveillance de Medidep jusqu’en 2005, n’est certes pas le seul à participer à cette ruée vers l’« or gris » : « Le fonds de pension britannique Bridgepoint n’a par exemple pas hésité à flamber 330 millions d’euros en 2003 pour mettre la main sur Medica-France, 5100 lits, et pas un matin ne se lève sans qu’un particulier monte un dossier de construction de résidence auprès de sa préfecture avec le fol espoir de faire la culbute. On appelle tout cela "l’or gris", le business des mouroirs. »
Le roi de la dépendance
Jean-Claude Marian est en quelque sorte le « roi de l’or gris ». En 1989, alors que la plupart des établissements privés s’adressent à une clientèle fortunée, il fonde Orpéa, un groupe de maisons de retraites qui propose une « offre » moyenne destinée à suppléer la prise en charge publique, de plus en plus défaillante. Après des débuts compliqués, dans le courant des années 90, le succès de ses maisons de retraite s’affirme… et se confirme dans la décennie 2000. Il s’est même lancé depuis quelques années à la conquête des marchés étrangers : Espagne, Italie, Belgique, Suisse... Aujourd’hui, Marian dispose de la 93ème fortune de France, qui est estimée par Challenge [6] à 401 million d’euros en 2010.
Depuis les années 1990, Jean-Claude Marian milite pour la mise en place d’un « 5ème risque pour la dépendance » de la Sécurité Sociale. Un dispositif qui aurait notamment le bon goût de permettre au plus grand nombre de bénéficier des services du bon « docteur » Marian… Au frais du contribuable. Il a semble-t-il été entendu par Roselyne Bachelot, ministre des solidarités et de la cohésion sociale. Il faut dire que la ministre, qui a déjà démontré sa solidarité à l’égard des industriels de la santé, pouvait compter notamment sur son nouveau directeur de cabinet, ancien administrateur délégué… chez Orpea de 2004 à 2006 [7].
Financiarisation de la dépendance
Bien sûr, il n’y aura pas que les groupes de maison de retraite qui sont susceptible de bénéficier de la réforme. En rendant obligatoire le recours à des assurances privées, va contribuer à financiariser la « dépendance ». Cela tombe bien ; car en France, le marché de l’assurance dépendance tarde à se développer : le taux d’équipement du marché de l’assurance dépendance se situe entre 10 et 15 %, alors qu’il est de plus de 86 % pour la complémentaire santé. De quoi rassurer Denis Kessler, par ailleurs administrateur de l’Union des Assurances de Paris et PDG d’une société de réassurance, qui avait remarqué en 2007 cette « énigme de l’assurance dépendance » [8]
« Pour les mutuelles et les assurances, l’opportunité est de taille : il s’agirait de collecter l’épargne individuelle de millions de salariés à partir d’un certain âge » note Le Monde [9]. La logique est poussée jusqu’au bout, puisque, si les assurances privées pourraient profiter de l’épargne des ménages solvables, le « cinquième pilier » devrait prendre en charge les coûts liés à la prise en charge des plus démunis. En d’autres termes, la « dépendance » représente elle aussi un bon prétexte pour privatiser les profits et socialiser les pertes.
« Le secteur de la santé, au sens large, est un gouffre financier quand il est public et devient, comme par miracle, le nouvel eldorado quand il est privé. Mais l’eldorado pour qui ? [10] » s’interroge un blogueur. Certainement pas pour les personnes âgées. Comme le rappelle Daniel Mermet, « Il y a des organismes qui luttent contre la maltraitance, il y a des promesses de lutter contre la maltraitance [...] et différents types de maltraitance. Mais la première maltraitance évidemment est de considérer la personne âgée comme une marchandise au mieux, un déchet, au pire. »
(Prohibition, Brigitte Fontaine (2010))
Mardi 4 janvier 2011, Roselyne Bachelot lançait la consultation préalable à la réforme de la « dépendance ». Plusieurs propositions devront être examinées d’ici cet été, afin de préparer l’introduction de mesures dans le budget 2012. Il s’agit de modifier la répartition actuelle de la prise en charge des personnes âgées : les dépenses publiques consacrées à la dépendance sont estimées à 22 milliards d’euros par an (principalement la sécurité sociale et les départements) ; les ménages y consacrent quant à eux environ 7 milliards d’euros [2].
Pour subvenir aux coûts supplémentaires qui devraient être occasionnés par le vieillissement de la population, plusieurs propositions de financement ont été mises sur la table : fiscalité, recours sur succession… mais la proposition la plus emblématique concerne la création d’une « cinquième branche » de la sécurité sociale, qui pourrait aller de pair avec un recours aux assurances privées. « La réforme doit donc alléger ce fardeau qui fragilise les départements et les familles modestes », explique l’Humanité [3]. Le quotidien omet de préciser que, si la « dépendance » se présente comme un fardeau pour le public et les familles, elle fait figure de véritable eldorado pour les industriels de l’« or gris », qui exploitent le filon prometteur… de la vieillesse.
Un marché porteur
Le marché de la « dépendance » (le « marché sénescent », comme disent les gens bien élevés) repose sur deux facteurs ; D’une part, le chiffre croissant des personnes âgées : « Ils sont 1,1 millions de personnes âgées de 85 ans et plus dans notre hexagone ; et dans dix ans ils seront près du double […] Selon l’INSEE, le nombre de personnes âgées dépendantes devrait bondir de plus de 40% d’ici à 2020 et devrait quasiment avoir doublé en 2040. Quelle industrie peut se prévaloir d’une aussi réjouissante prévision de marché ? [4] »
D’autre part, la prise en charge des personnes âgées dépendantes par les pouvoirs publics est largement insuffisante. Pour plus d’un million de plus de 85 ans, on compte seulement 600000 places dans les maisons de retraites publiques, dont le taux d’occupation est à son maximum [5]. Dès lors, les opportunités sont nombreuses pour les établissements privés, d’autant que les personnes âgées disposent souvent de ressources diverses : leurs propres patrimoine et biens, mais aussi… l’argent de leurs descendants. Qu’il s’agisse des maisons de retraites publiques (par manque de fonds) ou des privées (par quête de rentabilité), les personnels sont soumis à de véritables cadences fordistes.
(extraits du reportage de Charlotte Perry pour Là-bas si j’y suis, voir en note de bas de page)
Quant à l’« or gris », c’est peu dire qu’il rapporte : « Une demi-douzaine de grands groupes écument désormais le marché et alignent des bénéfices haut comme ça : ceux de Medidep 12,4 millions d’euros, ont été multipliés par 10 depuis 1998 ; et des cours de bourse sont dopés à la cortisone : les actions d’Orpéa, la société de Jean-Claude Marian n’ont-elles pas doublé en moins d’un an ? Pas étonnant que les investisseurs se précipitent dans le créneau comme des oursons sur un pot de miel ! »
Jean-Claude Marian, par ailleurs président du conseil de surveillance de Medidep jusqu’en 2005, n’est certes pas le seul à participer à cette ruée vers l’« or gris » : « Le fonds de pension britannique Bridgepoint n’a par exemple pas hésité à flamber 330 millions d’euros en 2003 pour mettre la main sur Medica-France, 5100 lits, et pas un matin ne se lève sans qu’un particulier monte un dossier de construction de résidence auprès de sa préfecture avec le fol espoir de faire la culbute. On appelle tout cela "l’or gris", le business des mouroirs. »
Le roi de la dépendance
Jean-Claude Marian est en quelque sorte le « roi de l’or gris ». En 1989, alors que la plupart des établissements privés s’adressent à une clientèle fortunée, il fonde Orpéa, un groupe de maisons de retraites qui propose une « offre » moyenne destinée à suppléer la prise en charge publique, de plus en plus défaillante. Après des débuts compliqués, dans le courant des années 90, le succès de ses maisons de retraite s’affirme… et se confirme dans la décennie 2000. Il s’est même lancé depuis quelques années à la conquête des marchés étrangers : Espagne, Italie, Belgique, Suisse... Aujourd’hui, Marian dispose de la 93ème fortune de France, qui est estimée par Challenge [6] à 401 million d’euros en 2010.
Depuis les années 1990, Jean-Claude Marian milite pour la mise en place d’un « 5ème risque pour la dépendance » de la Sécurité Sociale. Un dispositif qui aurait notamment le bon goût de permettre au plus grand nombre de bénéficier des services du bon « docteur » Marian… Au frais du contribuable. Il a semble-t-il été entendu par Roselyne Bachelot, ministre des solidarités et de la cohésion sociale. Il faut dire que la ministre, qui a déjà démontré sa solidarité à l’égard des industriels de la santé, pouvait compter notamment sur son nouveau directeur de cabinet, ancien administrateur délégué… chez Orpea de 2004 à 2006 [7].
Financiarisation de la dépendance
Bien sûr, il n’y aura pas que les groupes de maison de retraite qui sont susceptible de bénéficier de la réforme. En rendant obligatoire le recours à des assurances privées, va contribuer à financiariser la « dépendance ». Cela tombe bien ; car en France, le marché de l’assurance dépendance tarde à se développer : le taux d’équipement du marché de l’assurance dépendance se situe entre 10 et 15 %, alors qu’il est de plus de 86 % pour la complémentaire santé. De quoi rassurer Denis Kessler, par ailleurs administrateur de l’Union des Assurances de Paris et PDG d’une société de réassurance, qui avait remarqué en 2007 cette « énigme de l’assurance dépendance » [8]
« Pour les mutuelles et les assurances, l’opportunité est de taille : il s’agirait de collecter l’épargne individuelle de millions de salariés à partir d’un certain âge » note Le Monde [9]. La logique est poussée jusqu’au bout, puisque, si les assurances privées pourraient profiter de l’épargne des ménages solvables, le « cinquième pilier » devrait prendre en charge les coûts liés à la prise en charge des plus démunis. En d’autres termes, la « dépendance » représente elle aussi un bon prétexte pour privatiser les profits et socialiser les pertes.
« Le secteur de la santé, au sens large, est un gouffre financier quand il est public et devient, comme par miracle, le nouvel eldorado quand il est privé. Mais l’eldorado pour qui ? [10] » s’interroge un blogueur. Certainement pas pour les personnes âgées. Comme le rappelle Daniel Mermet, « Il y a des organismes qui luttent contre la maltraitance, il y a des promesses de lutter contre la maltraitance [...] et différents types de maltraitance. Mais la première maltraitance évidemment est de considérer la personne âgée comme une marchandise au mieux, un déchet, au pire. »
[1] A écouter sur le site d’archives de Là bas si j’y suis, émission du 16 novembre 2009 consacrée aux maisons de retraite / reportage de Charlotte Perry : http://www.la-bas.org/article.php3?...
[2] Lire sur le site de l’Humanité, « Réforme de la dépendance, les pistes sur la table » (4 février 2011) : http://humanite.fr/04_01_2011-r%C3%...
[3] Ibid.
[4] Les citations qui suivent sont tirées des interventions de Daniel Mermet, dans le reportage de Charlotte Perry : http://www.la-bas.org/article.php3?...
[5] Ministère des affaires sociales, DREES.
[6] Lire la notice qui lui est dédié sur le site de Challenge : http://www.challenges.fr/classement...
[7] Lire la notice d’Olivier Le Gall, sur le site de la Gazette Santé : http://www.gazette-sante-social.fr/...
[8] « Le marché de l’assurance dépendance », par Manuel Plisson : http://www.ffsa.fr/webffsa/risques....
[9] Dépendance : La réforme pourra-t-elle être faite avant 2012 (05/01/2011) : http://www.lemonde.fr/politique/art...
[10] Lire sur le blog de M’sieur Patrick : http://msieurpatrick.typepad.com/ms...
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