Alain Accardo
Qui sont les « Indignés » ? que veulent-ils ? où projettent-ils d’aller ? par quelles voies ? À ces questions, la multiplicité des composantes sociologiques, la diversité des motivations et l’hétérogénéité des revendications empêchent les observateurs d’apporter des réponses claires.
Depuis les premières manifestations du mouvement social dit des « Indignés », en mai 2011 à Madrid, les grands médias nous ont tenus informés des évolutions de ce mouvement à mesure qu’il s’est propagé de l’Espagne aux autres pays européens comme la Grèce, l’Italie ou la France, mais aussi en Israël ou au Chili, et même, tout dernièrement, aux États-Unis (« Occupons Wall Street »). De cette masse abondante d’informations et de commentaires privilégiant le pittoresque et l’émotionnel, quelques traits essentiels ressortent qui, dans leur ensemble, donnent à cette mobilisation une physionomie à la fois ambiguë et révélatrice.
Évidemment, le fait même que tous les participants de ce mouvement se proclament « indignés » suffirait à montrer qu’ils entendent manifester leur mécontentement. À l’origine de celui-ci on discerne de nombreux motifs dont chacun semble être plus ou moins décisif selon les individus concernés : la situation personnelle (chômage, endettement, paupérisation, etc.), l’action de leur gouvernement à qui ils reprochent impuissance et injustice (politiques d’austérité, casse de l’État-providence, corruption, etc.), et l’état de l’Europe et/ou du monde occidental, qui s’enfoncent dans la crise du capitalisme financier.
Mais se déclarer « indigné », c’est exprimer un sentiment, c’est-à-dire un état psychologique et moral, pouvant préluder à une prise de conscience politique, mais qui n’est pas encore une démarche spécifiquement politique et qui peut donc prêter à des interprétations très différentes. L’étiquette d’« indignés » fait penser à ces catégories empiriques molles transformées en pseudo-concepts par la théorie des socio-styles (« décalés », « branchés », etc.). De tels labels permettent à la rigueur de définir des cibles publicitaires de façon impressionniste par un trait de personnalité impossible à cerner objectivement : comme on est toujours le plus d’un moins et le moins d’un plus « branché » ou « bohème » que soi, où donc se situe la norme ? Il en va de même pour l’indignation et autres sentiments et émotions.
Mais, dira-t-on, il n’en demeure pas moins que l’état psychologique et moral d’une population est une variable de grande importance d’un point de vue politique. Il est vrai que c’est un ingrédient indispensable à tout combat visant à changer, ou à conserver, quelque chose de l’ordre établi. Et on comprend que les différents gouvernements se soient montrés à la fois inquiets et attentifs à l’évolution du mouvement. Dans l’état actuel des choses toutefois, il semblerait qu’ils n’aient pas trop de souci à se faire. Si grand que soit le sentiment de mécontentement des « Indignés », il ne saurait à lui seul suppléer les lacunes et les manques d’un mouvement sans doctrine, sans programme, sans structures organisationnelles, sans analyses ni perspectives communes et sans leaders ni représentants reconnus. Cela pourrait changer, mais on n’en prend apparemment pas le chemin. Pour le moment, ce rassemblement continue à faire office de grand défouloir d’humeurs personnelles.
Comme on pouvait s’y attendre, beaucoup parmi les « Indignés » se félicitent de cette inorganisation en y voyant le prix à payer pour éviter tout risque de stigmatisation politique ou syndicale, tout danger de récupération par les partis et les centrales de la gauche institutionnelle, expressément récusés par les manifestants. À supposer que cette méfiance ou cette hostilité soient fondamentalement justifiées (et elles le sont largement), elles ont pour conséquence de priver le mouvement, comme tant d’autres avant lui, de l’effort de structuration sans lequel une mobilisation sociale ne peut espérer être autre chose qu’un happening éphémère. De ce que les organisations de la « gauche de gouvernement » ont failli à leur mission, il ne suit pas qu’on puisse se passer de toute organisation et de tout encadrement. Et le triste souvenir du capotage des insurrections populaires portées par leur seul élan spontané devrait conduire ceux qui ont compris la nécessité de se battre contre l’oppression à réfléchir davantage à tout ce qui à la fois différencie mais aussi rapproche un militant d’un soldat et des masses en lutte d’une armée révolutionnaire. Les péripéties de la lutte des classes n’ont rien du grand jeu de plein air convivial et festif auquel certains croient pouvoir les assimiler, et l’on sait de reste que, lorsque les affrontements se durcissent, la plupart des amateurs de kermesse se dépêchent de quitter la place.
Ce n’est pas la première fois, en effet, qu’on assiste à un de ces accès soudains de fièvre qui s’emparent du corps social et le jettent sur le chemin de la rébellion comme un malade hors de son lit. Depuis les explosions de 1968, qui demeurent, dans un passé proche encore, le grand précédent en la matière, on a vu un peu partout s’opérer des rassemblements dont la spontanéité n’a eu d’égale que la brièveté. Internet et les réseaux sociaux n’y ont pas changé grand-chose si ce n’est en renforçant l’effervescence émotionnelle et la rapidité de sa propagation.
Au demeurant, devant la tournure prise régulièrement par le processus, on est tenté de penser que ses chances de durer sont précisément conditionnées par son degré de définition. Tout effort pour lui donner précision, unité et rigueur, sur le plan de la réflexion comme sur celui de l’action, risque de lui être fatal en hâtant sa désagrégation. Qu’y a-t-il de commun en effet entre ceux qui ne demandent qu’à mettre un terme à leur chômage ou à leur endettement et ceux qui voudraient changer le régime ? entre ceux qui rêvent de gagner plus d’argent et ceux qui aspirent à en finir avec la dictature de l’argent ? entre ceux qui rêvent de détruire le système et ceux qui souhaitent seulement s’y ménager une place ? Les « Indignés » se situent à tous les degrés de l’échelle de la radicalité et si les circonstances exigeaient du mouvement qu’il clarifie ses positions et arrête des objectifs précis, il se décomposerait encore plus vite qu’il n’est condamné à le faire par son incohérence originelle. En attendant, son flou de nébuleuse fait son charme en même temps que son caractère inquiétant aux yeux des médias et des gouvernants.
Mais s’il est vrai que la carence de la « gauche de gouvernement » et la crise de la représentation politique sont un des facteurs expliquant l’apparition de mouvements informels comme celui des « Indignés », qui ne trouvent plus à s’exprimer dans le cadre traditionnel, on ne saurait se contenter de cette seule explication. Plus profondément, on est en droit de faire l’hypothèse qu’on assiste là à l’affirmation d’une forme de lutte sociale correspondant étroitement à l’ethos de la classe moyenne tel qu’il a été modelé par bientôt quatre décennies de contre-révolution néolibérale, tout particulièrement chez les nouvelles générations (les quinquagénaires d’aujourd’hui et a fortiori les plus jeunes).
Mais, objectera-t-on immédiatement, il s’en faut que les « Indignés » soient tous des membres de la classe moyenne. Tous les observateurs ont été frappés de ce que les participants du mouvement étaient d’origine sociologique très diverse et qu’on y trouvait aussi bien des ouvriers, voire des petits agriculteurs, que des employés, des artisans, des étudiants ou des enseignants et des ingénieurs. Certes, mais quand on utilise les catégories socioprofessionnelles (CSP) classiques pour décrire une population, il ne faut pas oublier de rétablir ce que les CSP ne reflètent pas dans la sécheresse de leur nomenclature : le fait que les sociétés occidentales sont devenues, avec les multiples effets de la croissance et le développement du tertiaire, des sociétés de classes moyennes. Cela ne signifie évidemment pas qu’elles ne sont plus composées que des différentes fractions de la classe moyenne mais que le processus de ce qu’on a appelé la « moyennisation » a entraîné au fil des décennies non seulement une augmentation considérable de leurs effectifs (surtout salariés) mais aussi une véritable volonté d’hégémonie de la fraction la plus « moderne », c’est-à-dire la plus investie, tant socio-économiquement que socioculturellement et sociopolitiquement, dans la gestion du système capitaliste et ses nécessaires adaptations.
Cette fraction très entreprenante, dont les cadres d’entreprise et les professions intellectuelles supérieures sont le fer de lance, a littéralement mis à sa remorque le reste du monde des salariés, d’autant plus facilement que les partis communistes y ont davantage perdu d’influence. La nouvelle petite bourgeoisie a installé une dynamique éminemment favorable à la diffusion et au triomphe du « nouvel esprit du capitalisme », c’est-à-dire de la vision utilitariste-hédoniste de la société humaine (et du destin de chaque individu) comme un vaste marché gouverné par la loi du désir dans une concurrence incessante pour l’assouvissement sans entraves des pulsions solvables. Le grand manager est à ses yeux le type humain accompli par excellence, que chacun(e) devrait se proposer d’incarner, et la paix des peuples comme le bonheur personnel ne sont que des marchandises parmi d’autres, auxquelles seuls les plus fortunés peuvent prétendre accéder durablement.
Si la moyennisation est un processus structurel lié au développement du mode de production capitaliste, il lui a fallu pour s’accomplir l’implication active d’une force sociale particulièrement intéressée à cette transformation des rapports de forces. Le principal vecteur-orchestrateur de la moyennisation a été la nouvelle petite bourgeoisie qui a imposé non seulement à l’ensemble de la classe moyenne mais aussi par publicité, propagande et inculcation à l’ensemble du monde du travail, les modèles de la production et de la consommation matérielle et symbolique inspirés de l’american way of life, avec les nouvelles mentalités qui caractérisent le stade actuel du capitalisme de marché et la forme d’aliénation dans laquelle il maintient les populations.
J’ai esquissé dans Le Petit Bourgeois Gentilhomme une analyse plus détaillée de l’ethos de cette fraction dominante , les « élites », qui incarne au plus haut degré les qualités et les défauts de la classe moyenne. Je n’en retiendrai ici que le point le plus utile à mon propos : l’irréductible ambiguïté de tout ce que sont ces agents et de tout ce qu’ils entreprennent, leur constante ambivalence exprimée tour à tour et parfois simultanément dans des choix contradictoires euphémisés idéologiquement en termes d’« ouverture », de « métissage », de « refus des vieux schémas sclérosés » et de « courage de briser les tabous ».
Depuis l’époque lointaine où les empereurs Trajan puis Hadrien ont préféré confier l’administration de l’État romain, plutôt qu’à des esclaves affranchis, à des citoyens romains choisis dans la classe des equites (chevaliers) qui préfiguraient un peu (toutes choses égales par ailleurs) nos enfants de bonne famille sortis des grandes écoles pour diriger cabinets ministériels et services préfectoraux, les classes moyennes n’ont cessé de fournir des auxiliaires précieux aux aristocraties dirigeantes-possédantes à la prospérité desquelles leur destin a toujours été structurellement lié. Mais cette solidarité structurelle avec le pôle supérieur de la domination de classe n’a pas empêché les classes moyennes, bien au contraire, de mettre en œuvre leurs propres stratégies de distinction et d’entrer en compétition avec la grande bourgeoisie. La logique des affrontements pour le pouvoir, plus encore symbolique (politique et idéologique) qu’économique, a conduit en maintes circonstances les classes moyennes, de France et d’ailleurs, à se tourner vers les classes populaires et à rechercher des alliances avec elles, en développant un discours « républicain » de défense des droits de l’Homme en général, c’est-à-dire tout à la fois du riche propriétaire exploiteur et du pauvre plébéien exploité. C’est ainsi qu’en toute bonne conscience les classes moyennes se sont faites les médiatrices entre les deux pôles de la lutte des classes et ont usé le plus souvent de leur influence pour maintenir tout mouvement social dans le cadre de la démocratie parlementaire bourgeoise, qui n’autorise que la contestation dans le système et proscrit la contestation du système. Les partis sociaux-démocrates ont été les grands bénéficiaires depuis quarante ans de ce type de stratégie d’intégration, et les partis révolutionnaires les grands perdants.
À l’évidence, avec le mouvement des « Indignés », on est toujours et encore dans cette culture de recherche du consensus, du compromis et du rafistolage qu’on peut indifféremment qualifier de néoconservatisme ou de néoréformisme, qui consiste à changer pour mieux conserver quand ce n’est pas pour revenir carrément en arrière. Du moins, en dehors de quelques prises de positions radicales qui sont, par la force des choses, le fait d’individus s’exprimant à titre personnel ou au nom de groupuscules, rien ne peut laisser espérer que ce mouvement, même s’il n’est pas purement un rassemblement de classes moyennes, possède le potentiel nécessaire pour se constituer en force politique stable et inverser, ne serait-ce qu’en son propre sein, le rapport traditionnel des forces. De même, ce ne sont pas quelques déclarations isolées, à tonalité vaguement communiste ou écologiste antiproductiviste, qui peuvent laisser présager que le mouvement va se structurer en une force de transformation sociale radicale militant pour la réappropriation collective et le juste partage de toutes les ressources de la planète et pour l’établissement d’un régime de démocratie économique, politique et sociale intégrale. Le marxisme avait raison, à cet égard, de considérer que seul un mouvement prolétarien organisé (et même hégémonique, comme le soulignait Gramsci) pouvait mener jusqu’au bout le projet révolutionnaire.
Au contraire, dans le mouvement des « Indignés », non seulement les éléments prolétariens ne sont qu’une composante parmi beaucoup d’autres, mais ils ne sont pas organisés et moins encore hégémoniques, de sorte que le climat idéologique dominant semble bien être une fois de plus marqué par le mélange équivoque d’idées et de sentiments qui font de la petite bourgeoisie à la fois la concurrente la plus agressive et la partenaire la plus servile de la grande. Pour le moment rien n’indique que la plupart des mécontents qui clament leur indignation aient un autre idéal social que l’individualisme hédoniste de la société libérale-libertaire, ni qu’ils aient une autre ambition que celle de s’asseoir ou se rasseoir à la table du banquet auquel les dégâts de la crise et la perte de pouvoir d’achat les empêchent d’accéder.
Rien non plus n’interdit de penser que l’approfondissement de la crise systémique du capitalisme est en train de renforcer les conditions objectives d’une prise de conscience capable de tirer les classes moyennes de leur sempiternelle ambiguïté, de mettre un terme à leur séculaire double jeu, qui est une façon d’affirmer et nier en même temps la lutte des classes, en tirant les marrons du feu. Mais des classes moyennes en voie de prolétarisation et non plus en ascension seraient-elles encore « moyennes » ? Sans la confrontation simultanée et constitutive avec des riches à admirer, imiter et servir, et avec des pauvres à éblouir, endoctriner et discipliner, leur vie garderait-elle son (double) sens ? Et les nouveaux aspirants-bourgeois pourraient-ils s’indigner vertueusement contre l’ordre établi sans cesser d’y adhérer ? Habitués à jouer gagnants sur deux tableaux, il faudrait qu’ils aient beaucoup perdu et qu’ils éprouvent beaucoup de ressentiment pour se résoudre à lier leur sort à celui des petites gens plutôt qu’à celui des bourgeois. Une fois de plus une population de dominés-dominants se heurte aux limites de son entendement et de sa sensibilité tels qu’ils ont été formatés par la logique des rapports de domination.
On est désolé d’avoir à le dire – et les stratèges de salles de rédaction trouveraient certainement que ce n’est pas un point de vue très « politique » (comprenons « électoraliste ») –, mais c’est une donnée historique que, si les classes moyennes ont su être à l’occasion une force sociale de progrès, plus sûrement encore – et aujourd’hui en particulier –, elles constituent une des meilleures défenses du système contre lequel il leur arrive néanmoins de rompre quelques lances, avec une vigoureuse indignation.
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