Sylvie Debras
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Les violences conjugales à l’égard des femmes, longtemps considérées comme une affaire privée ou un sujet tabou, sont à présent sorties du silence médiatique. Elles apparaissent parfois à la rubrique « société », en marge d’un « fait divers » particulièrement terrible ou le 25 novembre, journée contre les violences faites aux femmes.
Hélas, les journalistes ont accès à très peu de sources puisque la France ne cherche pas à connaître l’ampleur du phénomène en établissant des statistiques nationales. Les seuls chiffres disponibles sont issus de l’enquête Enveff (Enquête nationale sur les violences faites aux femmes) réalisée en 1997.
Pour pallier le manque de sources, il est même arrivé qu’une journaliste dresse une liste des meurtres conjugaux sur un an en fouillant les archives de son journal ! Là, le message journalistique est clair : ces violences ne sont pas acceptables. Ces rares articles sont parfois assortis de conseils pratiques et donnent un nom d’association ou le numéro national 3919 (violences conjugales info).
Mais ces violences restent présentées – de la même façon que l’inceste – comme une succession de « cas » et non pas comme phénomène. Aucune analyse globale n’est proposée. Ces violences ne sont pas replacées dans le contexte de la domination masculine… et encore moins d’une certaine solidarité de sexe qui empêche, à tous les niveaux, de reconnaître les femmes comme victimes.
Bien des médecins déclarent encore n’avoir jamais reçu de femmes victimes de violences, nombre de policiers continuent de refuser de prendre les plaintes… et la relation des faits par les journalistes est souvent plus amusée qu’indignée !
Six mois de prison pour deux claques ?…
A la rubrique « faits divers » ou « tribunal », le message est rendu ambigu par des procédés récurrents. Le plus fréquent est sans doute la minimisation des violences, perceptible dès le titre. Très souvent, c’est la parole de l’homme violent qui fait l’information : « Montbéliard : je ne l’ai pas frappée, juste mis une torche » (Le Pays, 26/09/2006).
Fréquemment, les journalistes se servent des propos de l’agresseur pour en faire un titre : noir sur blanc et en gros caractères, c’est donc la version de l’homme violent sur les événements qui se substitue à un regard tiers. Ce procédé est particulièrement « efficace » lorsque la femme est morte : seule demeure la parole de l’homme. Souvent paré de toutes les vertus : un voisin sympa, un collègue sans problème… et en plus, c’était l’entraîneur des jeunes du club de football du village !
Dans les comptes-rendus de procès, le décalage est parfois flagrant entre la présentation des faits et la peine dont ils sont punis : « Autun : six mois fermes pour deux gifles de trop » (titre dans Le Bien public 08/04/2011). Dans le texte, les faits sont résumés : « Il a giflé à deux reprises la mère de ses enfants. » Entre les lignes, on comprend que la lourdeur de la peine s’explique par la répétition des violences qui vont bien au-delà de deux claques – à noter l’utilisation du mot « gifle » qui rappelle les châtiments corporels aux enfants et n’évoque pas la violence des coups.
Ce procédé se retrouve lors des compte-rendus de procès pour inceste : le père est présenté comme « trop affectueux », l’oncle est « trop caressant »… Là aussi, la gravité des condamnations montre qu’il est question d’un viol. Et non pas d’un excès d’affection.
Pour les victimes d’inceste, les journalistes reprennent souvent la parole du violeur : « C’est elle qui voulait ». Le code typographique, guillemets et italiques, suffit-il pour que l‘on comprenne qu’il s’agit d’un propos rapporté, pas d’une justification cautionnée par la rédaction ?
Par ailleurs, en usant parfois de terminologies qui vieillissent l’enfant victime de violences sexuelles, les journalistes font perdre de sa gravité au crime. « Au cours d’une classe ‘‘nature’’, une Parisienne de 10 ans aurait été violée et menacée si elle parlait, par un moniteur qui avait alors 32 ans. Deux amies de la jeune fille ont confirmé ses accusations. » (L’Est républicain, 07/09/1998). La « jeune fille » est en fait une enfant pré-pubère. Une fillette.
« Je l’aimais trop ! »
Trop d’amour : c’est souvent l’explication avancée par l’homme violent – et reprise sans ciller par les journalistes – pour « expliquer » les violences conjugales. Ce « trop d’amour » apparaît fréquemment dès le titre, lorsque les violences ont entraîné la mort : « Crime passionnel », « Drame de la jalousie ». En somme, ce n’est pas la violence de l’homme qui est la cause du meurtre, mais l’amour ou la jalousie. « Je l’aimais, je l’ai tuée. » Tout est dit. Peut-on envisager que transparaisse entre les lignes une certaine solidarité… avec le meurtrier ?
Sans être repris par le journaliste qui l’interviewait, le chanteur Hubert-Félix Thiéfaine a ainsi pu annoncer au journal de 13 h de France Inter (25/10/2005) sa solidarité avec Bertrand Cantat, qui, ayant frappé à mort sa compagne, se retrouvait « derrière les barreaux ». Le chanteur compatit avec tous ceux qui sont enfermés parce que « un jour, dans leur vie, ils ont eu un accident, ils ont pété les plombs, ils ont dépassé la norme. Pour quelques minutes de leur vie, ils gâchent le reste ». Le chanteur en profite pour accuser les « nanas [qui] en ont profité » et « ont resservi la soupe », fustigeant les « pouffes de féministes » qui luttent contre les violences conjugales.
Interrogés sur ce dérapage, ni la rédaction de France Inter ni le médiateur n’ont souhaité répondre. Et la Halde, Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, a envoyé une réponse-type. Une déclaration de solidarité avec un meurtrier raciste ou antisémite aurait-elle été acceptée de la même façon ?
La déculpabilisation du meurtrier est d’ailleurs souvent assortie de la culpabilisation de la victime. Ce double procédé est récurrent lors du meurtre d’une femme par son conjoint. On peut relever dans les articles de très nombreux « motifs », le plus courant étant que la femme soit « énervante ». Elle était coutumière des scènes, criait, pleurait… ou tout simplement elle ne « convenait pas », étant mauvaise ménagère ou cuisinière.
Ou, « pire », elle avait osé dénoncer son bourreau : « La jeune fille dépose une plainte (…). C’est le geste de trop (…). La plainte va accélérer les événements » (Journal de l’Ile de la Réunion, 16/10/2004). Finalement, le journaliste construit une explication « rationnalisante » du meurtre : si la jeune fille avait supporté les coups sans se plaindre à la police, elle ne serait pas morte.
« Elle voulait me quitter ! »
Si une femme demande la rupture, elle peut s’attendre à être victime de violences. Même après un divorce, elle reste souvent, sous la plume du journaliste, « la compagne » de son ex-mari. Sa propriété ?
Par un glissement sémantique, le meurtre d’une femme peut ainsi être qualifié de « suicide conjugal » si l’homme a mis fin à ses jours après le meurtre. Même si la femme et ses enfants ne voulaient sans doute pas mourir, l’expression « suicide familial » est parfois utilisée, comme si le pater familias représentait la famille et avait le droit de vie et de mort sur « les siens ».
L’analyse d’un fait divers ancien, « le drame de Fays » (L’Est Républicain, 1999), montre les explications élaborées par les journalistes, suite à la tentative de meurtre de deux sœurs commise par un vieil homme qui se suicide ensuite. L’imaginaire viril est au travail : que venaient faire chez le vieux monsieur ces deux jeunes femmes ? Elles étaient probablement vénales et légères.
L’une est morte. Lorsque la survivante sort du coma, elle explique qu’elles rendaient seulement, dans le cadre d’un bon voisinage, quelques menus services au veuf éploré… qui n’avait pas supporté que ses avances sexuelles soient repoussées. La tâche de l’avocat consiste donc à « rendre ses droits à la victime » !
A ces faits divers, mettant en scène des hommes violents mais qui bénéficient d’une certaine compréhension, on pourrait opposer d’autres récits journalistiques où des femmes incestueuses ou meurtrières sont présentées comme des « monstres ».
Mon beau miroir…
Les violences conjugales, et plus largement les violences des hommes à l’égard des femmes et des enfants, sont donc traitées par les journalistes de façon fort paradoxale.
Dans ce « miroir social » – pour reprendre la belle expression du linguiste Patrick Charaudeau – ces violences sont présentées comme inacceptables dans les pages « société »… tandis que dans le « vrai » monde, cru, des pages « faits divers » (les plus lues des quotidiens), les hommes sont déculpabilisés et les femmes culpabilisées.
Alors, comment se jouent les processus identificatoires ? Ceux des journalistes qui interprètent les faits ? Ceux des lectrices et des lecteurs qui les reçoivent ? Ce maltraitement médiatique joue-t-il un rôle dans la désaffection des femmes pour la presse quotidienne ? Dans ce miroir-là, comment se reconnaître ? Les violences conjugales ne sont-elles pas, d’une certaine façon, « couvertes » par les quotidiens ?
http://www.egalite-infos.fr/2011/11/24/comment-la-presse-maltraite-les-violences-conjugales/
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