Gérard Mauger
Le décès d’un adolescent lors d’un affrontement entre jeunes dans la région parisienne, en mars 2011, a de nouveau projeté les bandes à la « une » de l’actualité. Mais, au-delà des discours alarmistes des experts et des martiales déclarations des ministres de l’intérieur, que sait-on de ces formes de sociabilité des milieux populaires et de leurs évolutions ?
A l’occasion de tel ou tel fait divers, de la publication des dernières statistiques policières ou de l’annonce d’un nouveau projet de loi sécuritaire, le monde des bandes resurgit régulièrement dans les débats politiques et médiatiques. Aux figures des apaches de la Belle Epoque, des blousons noirs de la fin des années 1950, des loubards des années 1970 a succédé le spectre des « jeunes des cités ».
L’une des interprétations du phénomène relie immigration et délinquance. Martelée par le chroniqueur Eric Zemmour, elle a trouvé un relais récent dans le monde académique. Refusant, lui aussi, de « se laisser intimider par la pensée unique » et en quête d’une théorie originale de la délinquance, le sociologue Hugues Lagrange a cru bon de mettre en avant les « origines culturelles (1) ». Mais, si l’exhibition d’une « nouvelle variable » peut, la conjoncture politique aidant, être au principe d’un « scoop sociologique », l’étude au coup par coup de variables isolées conduit à une impasse scientifique. En l’occurrence, s’il est vrai que les enfants d’immigrés sont surreprésentés en prison et, vraisemblablement, dans la population délinquante, c’est notamment parce qu’ils le sont aussi dans la population en échec scolaire et, de ce fait, dans celle des jeunes sans diplôme en quête d’un emploi et jugés inemployables (2) — tant à cause de leur absence de ressources scolaires que des discriminations qui les frappent. Quant à l’influence propre de « facteurs ethniques ou culturels » (domination masculine, polygamie, etc.), encore faudrait-il, après les avoir identifiés, montrer qu’ils ont un effet criminogène : les réserves sont permises...
Mais comment rendre compte du monde des bandes ? De la fin des années 1950 à celle des années 1970, il pouvait être décrit comme l’univers de sociabilité dans lequel les adolescents des classes populaires jouissaient des licences accordées à la jeunesse et faisaient l’apprentissage collectif des valeurs de virilité associées à l’usage de la force physique comme force de travail. La « culture de rue » apparaissait ainsi comme un préalable à la « culture d’atelier ». Mais, au milieu des années 1970, le processus de consolidation de la condition salariale de l’après-guerre fait place à une insécurité sociale croissante et à la déstabilisation des modes de vie des classes populaires : désindustrialisation, chômage, précarisation et dégradation de l’emploi ouvrier, tertiarisation des emplois sans qualification, renforcement de la ségrégation sociale - spatiale, généralisation de l’enseignement scolaire, déclin de l’encadrement politique et consolidation de l’encadrement étatique. Au renforcement des politiques sécuritaires (3) fait écho l’institutionnalisation de la figure du stagiaire perpétuel ; à l’effondrement du taux d’emploi des jeunes, l’apparition et le développement d’une économie « souterraine » dans certaines banlieues populaires.
Affaiblissement du contrôle parental
Ces transformations ont affecté le monde des bandes. Leurs ressortissants se recrutent désormais pour l’essentiel dans des familles populaires plus ou moins désaffiliées de la société salariale et souvent d’origine immigrée. Ces dernières ne disposent ni des informations nécessaires sur le fonctionnement du système scolaire, ni des savoirs et savoir-faire culturels légitimes (à commencer par la langue). Leurs conditions d’existence sont une source permanente d’inquiétude et de tensions. La précarité les contraint à vivre en fonction des impératifs et des accidents biographiques : licenciements, accidents de travail, invalidités, décès, conflits conjugaux, problèmes judiciaires, etc. Confrontées à l’impossibilité matérielle d’exercer le contrôle et à l’incapacité culturelle d’assurer le suivi (en particulier scolaire) d’enfants « qui leur échappent » (dans tous les sens du terme), soumises aux injonctions contradictoires de travailleurs sociaux qui les invitent à moins de sévérité et plus de rigueur, ces familles se voient reprocher une attitude jugée démissionnaire. L’affaiblissement du contrôle familial renforce ainsi la socialisation par le groupe de pairs.
La ségrégation sociale étant aussi spatiale, les enfants des fractions les plus démunies des classes populaires fréquentent les établissements où les taux de réussite au brevet et au baccalauréat sont particulièrement faibles et les taux de redoublement élevés. Les difficultés d’apprentissage des fondamentaux conduisent à l’hypoactivité scolaire et progressivement au retrait du jeu. Plus l’écart se creuse par rapport aux exigences de l’enseignement, plus la présence en classe apparaît inutilement humiliante, plus la probabilité de perturber l’activité pédagogique ou de fuir l’école s’accroît. La recherche de la protection du quartier et de la reconnaissance au sein du groupe de pairs renforce la porosité de la frontière entre les activités des bandes et l’espace scolaire.
Les emplois précaires accessibles aux jeunes sans diplôme ou titulaires de diplômes dévalués sont souvent des emplois de services (commerce ou bureaux) ou des emplois ouvriers dispersés dans des univers beaucoup plus proches des prestataires de services que des ateliers de production. L’écart s’est creusé entre, d’un côté, la culture de rue et ses valeurs de virilité et, de l’autre, les dispositions requises dans le secteur tertiaire (coursiers, employés de maison, agents de nettoyage, travailleurs de la restauration, etc.) ou même dans l’usine moderne (disponibilité, initiative, flexibilité, etc.). « Le rêve macho-prolétarien de faire ses huit heures plus les heures supplémentaires tout au long de leur vie d’adulte dans un atelier syndiqué à un poste difficile [a] été remplacé par le cauchemar d’un travail de bureau subalterne, mal payé et très féminisé (4) », écrit l’anthropologue Philippe Bourgois.
Au sein du monde des bandes, on peut désormais distinguer deux pôles. Le premier — celui des jeunes encore scolarisés — reste sous-tendu par la logique agonistique (5) des blousons noirs ou des loubards, valorisant le courage, l’esprit rebelle et un virilisme agressif. L’enjeu est la conquête, la défense et l’amélioration d’une position « en vue », individuelle et collective (celle du quartier), dans la hiérarchie des réputations locales. La tchatche, les vannes cherchent à tourner l’autre en dérision en sachant jusqu’où ne pas aller trop loin. Mais les réputations s’acquièrent surtout dans les bagarres au sein du groupe, avec les bandes des cités voisines ou encore avec la police. Ces « faits d’armes », les pointes de vitesse et les vols de véhicules constituent l’essentiel des pratiques délinquantes caractéristiques de ce pôle, sur fond de conduites banales susceptibles d’engendrer nuisances sonores, obstructions du passage dans les espaces collectifs ou dégradations du mobilier urbain.
Faire un « truc de ouf »
Le second pôle — celui des « grands » — se démarque du premier par l’investissement dans l’économie « souterraine » (l’épithète insistant sur son caractère occulte), « parallèle » (le flou du qualificatif suggérant l’existence d’un continuum avec l’économie formelle), « illégale » (l’adjectif emprunté au répertoire juridique en souligne le caractère délinquant), voire « des cités » (la notion évoquant la thématique de la survie). L’affiliation au monde des bandes a pour corollaire la dénégation de la relégation : le « bizness » permet l’appropriation des attributs de l’excellence juvénile qui permettent de sauver la face. La croyance en la possibilité de « monter sa propre affaire » — l’esprit du capitalisme souterrain... — s’avère d’ailleurs étonnamment partagée. L’échec des tentatives d’insertion professionnelle par des voies légales, les dispositions à l’égard du travail non qualifié, les tensions entre nécessité économique et contraintes symboliques, l’impératif de la « débrouille », la convergence entre une définition dominante de la réussite sociale et les trajectoires ascensionnelles des revendeurs de stupéfiants, le travail de légitimation morale du « bizness » peuvent faire alors de l’engagement dans l’économie illégale le choix le moins humiliant et le plus rassurant (6).
Le « bizness » et, plus spécifiquement, le « deal » impliquent une plus grande porosité du monde des bandes par rapport au milieu de la délinquance professionnelle. Conformément à l’hypothèse des premiers sociologues de l’école de Chicago, l’existence d’un « pôle délinquant » dans le quartier en fait une aire de recrutement et de transmission des savoir-faire délinquants, ouvrant un espace d’« opportunités déviantes ». La surenchère caractéristique de la logique agonistique peut rendre compte de la fuite en avant dans la hiérarchie indigène des délits (du vol à l’étalage au braquage). Faire un « truc de ouf » (de fou) est un gage de réputation et de prestige. Par ailleurs, la prison, en favorisant le développement de relations dans le monde de la délinquance professionnelle et la transmission des savoir-faire correspondants, reste un lieu privilégié de conversion du monde des bandes au « milieu ».
Quelles conséquences peut-on tirer de ce genre d’analyse ? Le monde des bandes apparaît comme un effet des structures sociales. C’est pourquoi, instrument de compréhension de soi-même et des autres, la sociologie se voit régulièrement taxée d’« angélisme » par tous ceux qui, drapés dans la défense des victimes (semblant, d’ailleurs, ignorer que les premières victimes des bandes sont les jeunes des bandes eux-mêmes), entretiennent la « panique morale » et se font les hérauts de la « guerre contre le crime ». D’où la fortune des théories de l’action rationnelle appliquées à la délinquance qui légitiment la philosophie pénale inspirée de la doctrine du libre-arbitre, le retour de la théorie du criminel-né (7), sinon des « explications » plus ou moins ouvertement racistes.
A l’inverse, reprenant à son compte une longue tradition anarchiste et prise dans une surenchère de radicalité, une fraction de la gauche intellectuelle croit déceler dans le monde des bandes cette « fleur du prolétariat » que Mikhaïl Bakounine décrivait comme « cette grande masse, ces millions de non-civilisés, de déshérités, de misérables et d’analphabètes (...), cette grande canaille populaire qui, étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise, porte en son sein, dans ses passions, dans ses instincts, dans ses aspirations, dans toutes les nécessités et les misères de sa position collective, tous les germes du socialisme de l’avenir et qui seule est assez puissante aujourd’hui pour inaugurer et pour faire triompher la révolution sociale (8) ». C’est le même mirage qu’on retrouve chez ceux qui voient dans les « feux de joie » des émeutes de novembre 2005 « le baptême d’une décennie pleine de promesses » et s’émerveillent de « tout ce qu’il y a de purement politique dans cette négation absolue de la politique » (9).
Ignorant ces enthousiasmes rhétoriques, les luttes politiques, médiatiques, scientifiques qui ont pour objet la définition de la représentation légitime de la délinquance juvénile et de ses causes ont un double enjeu. L’indignation morale régulièrement réactivée à l’égard du monde des bandes est utilisée à des fins partisanes pour capter les voix d’une partie de l’électorat du Front national. Mais elle permet surtout de renforcer le contrôle policier sur un sous-prolétariat qui ne cesse de s’étendre et d’exacerber les divisions au sein des univers populaires. A la traditionnelle vision du monde « nous »-« eux », elle substitue un nouveau clivage entre établis et marginaux. Les premiers appartiennent à des classes moyennes précarisées et à des classes populaires bloquées dans leur espoir d’ascension, alors que les autres sont des ouvriers et employés « précarisés » et des « sans ». Comment alors reconstituer et unifier un mouvement populaire capable d’inclure ses marginaux ? Comment réduire la fracture entre les deux groupes, alors que les porte-parole politiques et médiatiques des classes dominantes s’en prennent alternativement à des établis « privilégiés » et à des marginaux « diabolisés » et/ou « assistés » ?
(1) Hugues Lagrange, Le Déni des cultures, Seuil, Paris, 2010.
(2) Le rapport 2010 (PDF) de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles indique que 43 % des hommes jeunes y sont au chômage.
(3) Cf. Laurent Bonelli, La France a peur. Une histoire sociale de l’“insécurité” », La Découverte, Paris, 2008.
(4) Philippe Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, Seuil, Paris, 2001.
(5) Relatif à la lutte.
(6) Nasser Tafferant et Gérard Mauger, Le Bizness. Une économie souterraine, Presses universitaires de France, Paris, 2007.
(7) « Alors que les gangs sont typiquement vus comme un phénomène sociologique, notre étude montre que les variantes d’un gène spécifique de monoamine oxidase A (MAOA) jouent un rôle significatif », déclarait récemment le criminologue Kevin M. Beaver. Cf. « Monoamine oxidase A genotype is associated with gang membership and weapon use », Comprehensive Psychiatry, Saint Louis (Etats-Unis), 2009.
(8) Mikhaïl Bakounine, Œuvres, tome IV, Stock, Paris, 1908.
(9) Comité invisible, L’Insurrection qui vient, La Fabrique, Paris, 2007.
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