Sandrine Garcia
L’Union européenne définit désormais comme « maltraitance » l’« absence de disponibilité affective » ou l’« incapacité à favoriser l’adaptation sociale de l’enfant ». Des principes qui s’imposent en premier lieu aux mères.
La prise en compte de la vie psychoaffective du jeune enfant constitue un progrès qui a permis à différentes institutions d’améliorer l’accueil des enfants séparés de leurs parents, que cette séparation soit durable ou quotidienne. On la doit en grande partie à la psychanalyse, dont les théories ont aidé à la professionnalisation des personnels se consacrant à la petite enfance. Mais ces savoirs se sont diffusés bien au-delà. Ils ont eu une audience particulièrement forte dans les années 1970, parce qu’ils mettaient en cause une conception hiérarchique des rapports parents-enfants et correspondaient à la sensibilité antiautoritaire de l’époque.
Cependant, le rôle de la psychanalyse a été ambigu. Sous l’égide de Françoise Dolto — qui ne la représente pas à elle seule —, elle fut également une manière d’inféoder la cause de l’enfant à une vision traditionnelle et biologisante des rôles de chaque sexe. Issue de la mouvance du familialisme catholique et opposée à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), Dolto n’a en effet cessé de rappeler les femmes à leurs devoirs de mères. Pour cela, en rupture avec les discours les plus explicitement conservateurs, qui leur intimaient de rentrer à la maison, elle s’est plutôt attachée à sacraliser la relation mère-enfant. Elle a fait dépendre l’équilibre psychique de ce dernier non seulement d’une présence maternelle attentive durant ses premières années, mais aussi de prescriptions faisant tourner l’existence de sa mère autour de lui.
Dans cette conception largement partagée, une disponibilité totale est la norme. Et, pour que les mères prennent bien conscience des périls et de la hauteur de leur mission, Dolto a décliné les innombrables dangers qu’elles feraient courir à leurs enfants, sauf à être, précisément, éclairées par cette psychanalyse-là. La figure de la mère ignorante s’est ainsi substituée à celle de la mauvaise mère. Elle a permis aux experts d’encadrer les femmes avec bienveillance et vigilance, les incitant à suivre tout un ensemble de conseils valorisant des formes d’autorité propres aux classes moyennes et supérieures. Elle est d’ailleurs en passe d’être remplacée par la figure de la mère en détresse devant l’immensité de sa tâche et le modèle de perfection maternelle, que les mêmes spécialistes s’emploient à rassurer (1). Mais ce travail de déculpabilisation est en même temps un travail d’enfermement dans un pathos sur les bouleversements psychiques causés par la maternité, sur l’ambivalence à l’égard d’un bébé qui accapare le temps et l’énergie de sa génitrice. Il conforte l’ordre traditionnel en préférant tranquilliser les femmes sur leurs compétences plutôt que de rappeler que les pères sont tout aussi habilités à changer, consoler, donner le bain, etc.
« Ce serait mieux qu’il fasse
sa sieste chez lui »
Avec cette attribution de la parentalité aux mères (du moins en ce qui concerne les obligations) (2), la thématique des parents pathogènes est devenue celle des mères pathogènes. Ce sont elles qui sont visées par toutes ces petites phrases qui, au nom du bien-être de l’enfant, oublient celui des parents : « Si vous ne pouvez pas faire autrement, bien sûr, mais sinon, ce serait mieux pour lui qu’il ne passe pas des journées trop longues à la crèche ou à l’école, qu’il fasse sa sieste chez lui, qu’il ne reste pas à la garderie le soir, qu’il déjeune à la maison », etc. — autant de prescriptions indirectes dont on retrouve assez bien les effets dans les statistiques sur le partage des tâches domestiques et les formes d’emploi et de sous-emploi qui affectent les femmes (3).
Les pères représentent, disait Dolto, la « symbolique du discontinu », les mères endossant celle du continu (4). Et le continu, comme chacun sait, ce sont les soins quotidiens, c’est-à-dire aussi le plus lourd de la charge. Les pères ont la mission de séparer le tout-petit de la mère (naturellement encline à fusionner) ; ils ne vont pas, de surcroît, « l’imiter » en assumant eux aussi ces tâches, sinon pour « seconder » leur compagne.
Une dramatisation des erreurs
parentales... donc maternelles
La suspension de la capacité critique qu’a suscitée, dans le contexte antiautoritaire des années 1970, la construction par Dolto d’une cause de l’enfant a fait oublier que la plupart des conseils dispensés pour résoudre les problèmes éducatifs sont à la fois irréalistes et excessivement exigeants pour l’adulte. En outre, certains des risques psychologiques invoqués sont pour le moins hypothétiques, voire fantaisistes. L’apprentissage de la propreté, ainsi, serait dangereux, sauf à être désiré par l’enfant lui-même ; la plupart des sanctions, les minutes d’inattention et même les débordements d’affection pourraient engendrer de graves séquelles. Ces conseils reposent sur une dramatisation ou une construction des « erreurs » parentales — donc maternelles —, mais aussi sur une sous-estimation des rapports de forces que les enfants sont, comme tous les êtres sociaux, susceptibles de mobiliser pour parvenir à des finalités qui leur sont propres.
Il est significatif que l’on préfère se demander s’il vaut mieux éduquer sa descendance comme le faisait l’homme des cavernes ou préférer la démocratie familiale, plutôt que de s’interroger sur les difficultés créées par l’attribution de la parentalité aux femmes à une période où elles travaillent massivement et par les attentes excessives à l’égard des parents. Il faut ainsi noter le contraste entre la mobilisation suscitée par le rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) (5) qui, en 2005, se proposait de prévenir les déviances enfantines et l’indifférence qui accueille la véritable police des familles en train de se mettre en place au niveau européen.
Le rapport consacré à la « parentalité positive dans l’Europe contemporaine » introduit en effet dans les politiques publiques un nouveau dogme, celui de la non-violence éducative, en s’appuyant sur une vision très extensive de la maltraitance. Il définit notamment celle-ci par « l’absence de disponibilité affective, la non-réceptivité et la négligence (les parents sont incapables de réagir aux besoins affectifs de l’enfant en raison de préoccupations causées par leurs propres difficultés) », ou par « l’incapacité à favoriser l’adaptation sociale de l’enfant (promotion d’une mauvaise socialisation, négligence / échec psychologique à apporter une stimulation cognitive adéquate et / ou des possibilités d’apprentissage par l’expérience) (6) ». Des exigences à la fois aussi élevées et aussi floues supposent des éducateurs capables de consacrer tout leur temps et toute leur énergie à l’enfant. Sans doute les experts qui rédigent ce type de rapport disposent-ils de personnel de maison (ce qui était aussi le cas de Dolto) et de positions sociales qui les dégagent des contingences matérielles ; mais beaucoup de parents, et en particulier les femmes, doivent jongler avec d’autres contraintes. Ce catalogue normatif risque fort d’être intégré dans le mandat des professionnels chargés de la protection de l’enfance ou du soutien à la parentalité, et de concerner au premier chef les catégories sociales se trouvant déjà dans l’orbite des travailleurs sociaux.
(1) Cf. « Mamans au bord de la crise de nerfs », Le Monde, 20-21 mars 2011.
(2) Cf. Anne-Marie Devreux, « Autorité parentale et parentalité. Droits des pères et obligations des mères ? », Dialogue, n° 165, Le Kremlin-Bicêtre, 2004.
(3) Selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) portant sur vingt-neuf pays, les femmes consacrent en moyenne deux heures et demie de plus par jour que les hommes aux tâches domestiques (« Society at a glance 2011 »). En 2010, dans l’Union européenne, 32 % des actives travaillaient à temps partiel (source : Eurostat).
(4) Françoise Dolto, L’Echec scolaire. Essais sur l’éducation, Ergo Press, Paris, 1989.
(5) « Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent » (PDF), Inserm, Paris, 2005.
(6) Rapport « Evolution de la parentalité. Enfants aujourd’hui, parents demain. La parentalité positive dans l’Europe contemporaine » (PDF), Conférence des ministres européens chargés des affaires familiales, Lisbonne, 2006.
Sem comentários:
Enviar um comentário