"Charles Camic et Neil Gross sont deux des principaux représentants de la « nouvelle sociologie des idées », un programme de recherche élaboré durant la dernière décennie. S’inspirant de différentes approches théoriques, ses représentants entendent offrir une synthèse critique des travaux antérieurs relevant de ce champ d’étude, tout en promouvant d’autres approches des « producteurs d’idées ». Le programme théorique de Camic et Gross est le produit de nombreuses enquêtes empiriques [1]. Charles Camic, qui a dirigé la thèse de Neil Gross à l’université de Wisconsin-Madison et qui est maintenant professeur à l’Université de Northwestern (Chicago, Illinois), a écrit sur des sujets aussi variés que les Lumières écossaises, les années de formation intellectuelle du sociologue Talcott Parsons, ou le concept d’habitude au sein de la sociologie étasunienne pendant les années 1930. Neil Gross a publié récemment un livre sur le philosophe pragmatiste Richars Rorty. Il enseigne à l’Université de British Columbia.
Les sciences humaines ne constituent pas un objet d’étude si commun pour les chercheurs en sciences sociales. D’autres disciplines (histoire intellectuelle, science politique ou même philosophie) tendent à contester la vision qu’en donnent les sociologues. De plus, la technicité de discipline comme la philosophie ou l’économie peut parfois constituer une barrière pour les sociologues désireux de les étudier. Pourriez-vous brièvement décrire votre trajectoire personnelle, votre formation et intérêts passés, ainsi que les raisons qui vous ont conduit à vous tourner vers la sociologie des idées ?
Charles Camic
Bien que cela ne fasse qu’une dizaine d’années que je me sois « tourné » vers l’expression « sociologie des idées » pour décrire mon travail, mes recherches s’inscrivent dans ce champ d’étude depuis ma thèse.
Quand j’étais doctorant en sociologie à l’Université de Chicago au milieu des années 1970, je me suis initialement intéressé à la théorie sociale et à la sociologie de l’éducation. En matière théorique, j’étais en particulier attiré par les auteurs européens classiques des XVIIIe et XIXe siècles. En matière de sociologie de l’éducation, je m’intéressais tout particulièrement à des travaux d’ordre microsociologique, à l’étude des processus sociaux par lesquels s’opère l’apprentissage.
Ces deux centres d’intérêt en tête, j’ai commencé à m’intéresser aux relations entre éducation et changement intellectuel et, plus spécifiquement, à la manière dont les processus éducatifs façonnent le développement historique des théories sociales. Naïvement, je pensais qu’il s’agissait de problèmes que les sociologues auraient déjà étudié et que je trouverais les résultats de ces recherches en consultant des travaux de « sociologie de la connaissance ». À cette époque, je n’avais guère d’idée de ce que pouvait être la sociologie de la connaissance. Mais il me semblait qu’un domaine d’étude ainsi nommé offrirait probablement un aperçu de la manière dont la formation reçue à l’école façonne la pensée des individus – et, par extension, la théorie sociale, les idées des penseurs sociaux.
Cependant, quand j’ai commencé à lire la maigre littérature dans ce domaine, mon espoir a vite été déçu. Dans un article écrit de nombreuses années après, j’ai décrit la période post-1965 comme une ère où la sociologie de la connaissance constituait une « spécialité en repli [2] ». Ainsi, quand je m’y suis confronté dans les années 1970, elle était à son point bas, aussi bien d’un point de vue théorique qu’en termes de recherches. Malgré cela, comme j’avançais dans mon troisième cycle et que je prenais conscience de la nécessité d’endosser une identité professionnelle quand j’arriverais sur le marché académique, j’ai commencé à me décrire (inter alia) comme un « sociologue de la connaissance », puisqu’il n’existait pas d’autre manière de caractériser ma recherche.
Je m’intéressais en effet à la façon dont les processus éducatifs affectent l’élaboration des théories sociales, et j’avais à ce stade décidé d’étudier comment les idées des penseurs des Lumières écossaise avaient été façonnées par leur socialisation scolaire ainsi que d’autres expériences d’apprentissage contemporaines. Rétrospectivement, cela parait un sujet étrange pour une thèse de sociologie. Mais l’Université de Chicago s’accommodait à l’époque de certaines curiosités – tout comme le marché académique de la fin des années 1970 comme allait l’illustrer mon cas. Et de fait, en dépit de ce sujet incongru, j’ai obtenu une position à l’Université de Wisconsin-Madison, qui à l’époque et aujourd’hui encore, parvenait à concilier sa réputation de département de sociologie le plus « orthodoxe » des États-Unis avec une tolérance remarquable pour des travaux (comme le mien) qui s’écartaient de cette ligne.
En poste à Wisconsin pendant les vingt-cinq années qui ont suivi, j’ai poursuivi dans la même voie en étudiant le développement historique d’autres ensembles d’idées (désormais étatsuniennes plutôt qu’écossaises) en rattachant la plupart de ces enquêtes à la sociologie de la connaissance. À ce moment-là, il était toutefois plus que temps de dépoussiérer cette rubrique désuète. Des travaux relevant d’autres spécialités mettaient en effet également en lumière les processus sociaux par lesquels les idées se développent, et prenaient ces processus comme terrain d’enquête principal. Ces travaux incluaient notamment les écrits de (Andrew) Abbott, (Pierre) Bourdieu, et (Randall) Collins – l’ABC de cette nouvelle littérature, comme j’aime à les décrire – ainsi que certaines contributions issues de la sociologie des sciences, des cultural studies, de l’histoire intellectuelle ou d’ailleurs. C’est dans ce contexte que Neil Gross et moi avons commencé à regrouper ces travaux sous le label de « sociologie des idées » et à essayer d’élaborer un programme de recherche cohérent pour cette spécialité.
C’est vrai que certains spécialistes d’histoire intellectuelle plus orthodoxes, de philosophie, de théorie politique et, oui, de théorie sociologique se sont parfois montrés critiques à l’égard de ce programme – les premiers parce qu’ils préfèrent des explications extérieures à la sociologie, les autres parce qu’ils tendent à regarder les idées comme des totems dont l’origine échapperait à des explications sociologiques trop terre-à-terre. Ces réponses rappellent les réactions négatives des scientifiques et de leurs historiens quant aux travaux de sociologie des sciences et laissent entrevoir le même type de résistance professionnelle, sur lesquelles nous pourrons peut-être revenir dans le cadre de cet entretien.
Il n’empêche que les critiques ont raison de souligner que les « sociologues des idées » doivent rendre compte en détail de la substance même des idées qu’ils cherchent à analyser. De même que les sociologues des sciences ne peuvent se passer d’une connaissance précise de la branche de la biologie, de la chimie, ou de la physique dont ils font la sociologie, les sociologues des idées ne peuvent réussir sans se plonger dans les idées de leurs enquêtés et sans saisir le contexte intellectuel et historique qui leur est propre. Les écrits de Quentin Skinner, le grand historien intellectuel contextualiste, m’ont fortement influencé ; et comme j’ai étudié, au fil des années, différents groupes d’économistes, de psychologues et d’autres intellectuels, j’ai cherché à m’astreindre à ce type de contextualisation minutieuse. J’ai encouragé mes étudiants à faire de même.
Neil Gross :
Tout sociologue des idées digne de ce nom se doit d’être suspicieux vis-à-vis des récits autobiographiques des intellectuels. Ceux-ci peuvent comporter des détails importants de leurs vies ou faire apparaître une certaine définition de soi [self concept] [3], mais ils s’apparentent rarement au type d’explication causale requis par les sociologues des idées. On serait tenté de penser que les compte-rendus autobiographiques des sociologues échappent à cette règle. Un coup d’œil aux entreprises de ce type – par exemple L’esquisse pour une auto-analyse de Pierre Bourdieu, ou les essais contenus dans le volume Our Studies, Ourselves : Sociologists’ Lives and Work, édité par Barry Glassner et Rosanna Hertz, ou encore ceux publiés dans The Disobedient Generation : Social Theorists in the 60s, édité par Alan Sica et Stephen Turner – m’amènent à conclure que les récits livrés par les sociologues, quoique bien sûr plus susceptibles de mobiliser des thématiques sociologiques que ceux d’autres intellectuels, n’échappent pas à la tendance générale à privilégier les reconstruction rationnelles et la célébration de soi intellectuelle voire morale, plutôt que la description distanciée et dépassionnée, nécessaire pour obtenir une véritable réflexivité. C’est donc une forme de défi que d’interroger un sociologue des idées sur sa trajectoire intellectuelle, car c’est lui demander de produire un récit qu’il a toutes les chances de récuser.
Cette mise en garde faite, je peux étayer en quelques mots les facteurs biographiques qui selon moi m’ont orienté vers mon travail actuel. J’ai grandi dans les années 1970 et 1980 dans une famille d’intellectuels installée juste à côté de Berkeley en Californie. Mes parents n’étaient pas des universitaires. Ma mère restait à la maison à s’occuper de moi tandis que mon père, juriste de formation, travaillait comme éditeur pour une société de formation continue en droit administrée par l’Université de Californie. Mais tous deux étaient des lecteurs avides et, particulièrement pour ce qui est de mon père, avides de tout, depuis l’histoire jusqu’à la philosophie en passant par la critique littéraire et la théorie psychanalytique. À ce moment-là, je ne m’intéressais pas tellement à ce qu’il lisait. Cela me paraissait extrêmement ennuyeux. Mais il n’était pas rare qu’il essaie de me parler de grandes idées – souvent pour essayer de me montrer qu’elles étaient plus intéressantes que je ne sais quels épisodes de CHiPs ou Benson dont on ne pouvait me décrocher à l’époque. Il m’a fallu longtemps avant de me rendre compte que les idées pouvaient être vraiment intéressantes. Il n’empêche qu’en étant élevé dans un cadre où les idées étaient prises si au sérieux m’a probablement incliné à trouver un moyen de les intégrer à ma recherche sociologique quand je me suis finalement décidé à faire carrière dans la discipline. Le caractère intellectuel de ma famille et le choix de mes parents, en matière financière, de s’installer dans un quartier doté de bonnes écoles et de financer mes activités extra-scolaires telles que les concours de debating au lycée constituent également des déterminants importants de ma réussite ultérieure à l’université de Berkeley qui ont rendu possible mon acceptation comme doctorant dans un département de première classe.
Dans le département de sociologie de l’Université de Wisconsin-Madison au milieu des années 1990, quatre options s’offraient aux personnes qui comme moi s’intéressaient aux grandes idées. Nous pouvions refouler notre intérêt pour la théorie et la philosophie et devenir des sociologues orthodoxes se consacrant à la stratification sociale et à la démographie ; nous tourner vers la théorie marxiste et travailler avec Erik Olin Wright ; rédiger des mémoire de master et des thèses marginaux qui nous relègueraient aux franges de la discipline ; ou trouver un moyen de reconvertir nos orientations et intérêts dans une perspective plus ou moins en phase avec les credo dominants de la discipline. J’ai choisi la dernière de ces options, en prenant pour modèle Charles Camic, qui dans son travail sur Parsons (je n’avais pas encore lu Experience and Enlightenment) semblait avoir trouvé une façon de faire de une histoire des idées reconnue des sociologues. C’est vers ce moment-là que lui et moi avons commencé à discuter de la perspective d’une « nouvelle sociologie des idées ». Alors que nous écrivions ensemble le chapitre à ce sujet, je partais à la recherche d’un éventuel projet de thèse. Il est tout à fait vrai que les études sociologiques de la vie intellectuelle perdent toute crédibilité si leurs auteurs ne se sont pas plongés dans le bain des approches intellectuelles qu’ils analysent. La philosophie n’était pas ma discipline principale à l’université, mais, en partie en raison de l’influence de mon père, j’avais suivi nombre de cours de philosophie et je continuais à faire de même à Wisconsin. Il semblait donc judicieux d’envisager un projet en sociologie de la philosophie (quoique je me sois au départ amusé à faire quelque chose sur le destin de la théorie socio-psychanalytique).
À cette époque, en sciences humaines – et dans une moindre mesure en sciences sociales – aux États-Unis, on s’enthousiasmait pour la tradition classique du pragmatisme étasunien et la manière dont il pourrait nourrir ou renouveler certains débats, en particulier en philosophie des sciences. Surfant sur cette vague, j’ai beaucoup lu sur le pragmatisme, suivi quelques cours à ce sujet (notamment un, enseigné par Hans Joas, qui est venu passer plusieurs semestres à Madison), et j’ai consacré mon mémoire de master aux conférences d’Émile Durkheim de 1913-1914 sur le pragmatisme et la sociologie. Si bien que quand je me suis finalement décidé à écrire une thèse consacrée à l’ascension d’un mouvement philosophique contemporain, la renaissance du pragmatisme apparaissait comme un objet d’étude naturel. Rétrospectivement, ce n’était pas une très bonne thèse, mais le chapitre consacré à Rorty a constitué le ferment d’où est sorti mon livre. Depuis sa sortie au printemps dernier, il a fait l’objet d’un accueil houleux dans la presse généraliste, où il a été recensé par des humanistes qui ne peuvent supporter l’idée d’une biographie sociologique. Mais au moins ,je m’enorgueillis du fait qu’aucun d’eux n’a sérieusement mis en cause mon traitement du matériau philosophique. Je pense qu’il s’agit là de mon côté « famille d’intellectuels de Berkeley ».
Vous avez utilisé l’expression « nouvelle sociologie des idées » pour décrire le champ de recherche auquel vous entendez contribuer. En la définissant comme l’étude des « femmes et hommes spécialisés dans la production d’idée à finalité cognitive, évaluative ou expressive », et plus précisément des « processus sociaux par lesquels leurs idées – c’est-à-dire leurs affirmations, revendications, arguments, concepts, croyances, hypothèses, etc. – émergent, se développent et changent » [4], vous vous appuyez sur des théories passées comme la sociologie de la connaissance ou la sociologie des sciences. Selon vous, quels sont les traits principaux qui rendent cette « nouvelle sociologie des idées si nouvelle » ?
Charles Camic :
« Nouveau » est, bien sûr, un terme relatif, pas absolu. En effet, si nous considérons le programme de recherche que nous avons associé à la « nouvelle sociologie des idées », et si nous reconsidérons de ce point de vue d’autres types de travaux relevant de la sociologie ou non, il est certain qu’une partie d’entre eux répondent à ce programme de recherche. Et il est également vrai que nous trouvons les concentrations les plus larges de ce travail au sein de la sociologie de la connaissance et de la sociologie des sciences, quoique l’histoire intellectuelle a de toute évidence apporté une contribution conséquente elle aussi.
Néanmoins, il serait exagéré d’affirmer que la sociologie de la connaissance et la sociologie des sciences s’occupent principalement des processus sociaux par lesquels les idées produites par des hommes et femmes particuliers émergent, se développent, et changent. Au mieux, le développement des idées a été un thème d’étude parmi d’autres des sociologues des sciences ou de la connaissance. En tant que tel, ce questionnement a cherché à se faire une place, souvent sans grand résultat. En effet, nombre de programmes de recherche influents en sociologie de la connaissance et en sociologie des sciences sont restés largement silencieux quant aux processus sociaux par lesquels les idées se développent, quand ils n’ont pas été jusqu’à affirmer que le développement des idées ne constituait pas un objet d’analyse sociologique légitime.
Donc ce qui est en première approche « nouveau » dans la « nouvelle sociologie des idées » est tout simplement le fait qu’elle isole les idées comme objets d’investigation sociologique, si bien qu’elles ne sont plus menacées d’élision ou d’éradication comme objet d’étude, mais acquièrent une place propre sur la liste des objets digne d’attention pour les sociologues. Combien de sociologues vont de fait s’emparer de ce sujet et mener des recherches sur les processus sociaux par lesquels les idées émergent, se développent, et changent demeure, bien évidemment, une question ouverte. Mais tout comme les études consacrées aux institutions économiques, politiques, médicales, familiales, et juridiques ont avancé plus rapidement une fois que l’intérêt global des sociologues pour les institutions a donné naissance à la sociologie économique, à la sociologie politique, à la sociologie médicale, à la sociologie de la famille, et à la sociologie du droit, la recherche consacrée au développement des idées semble susceptible de progresser une fois qu’un espace intellectuel au sein duquel effectuer ce travail est délimité. On peut appliquer aux sous-champs académiques le même principe que celui qui s’applique aux terrains de baseball : « si vous le construisez, ils viendront ». C’est en tous cas l’espoir que nous avons.
Les choses ne s’arrêtent pas là, je l’admets. Quand on la compare aux travaux antérieurs consacrés au développement des idées, la « nouvelle sociologie des idées » se caractérise par plusieurs autres traits distinctifs. Je voudrais en souligner deux plus particulièrement. Tout d’abord, comme je l’ai mentionné dans ma réponse à la première question, elle appréhende les idées qu’elle entend analyser en commençant par les resituer dans leur contexte historique propre. En second lieu, en cherchant à identifier les processus sociaux par lesquels les idées émergent et changent, elle considère, au-delà des facteurs macro-sociaux – c’est-à-dire des conditions économiques, politiques et religieuses globales des sociétés au sein desquelles les producteurs et productrices d’idées étudié-e-s vivent – tout une série de facteurs institutionnels, en se concentrant tout particulièrement sur les configurations locales définies par ces facteurs.
Sur ces deux plans, la « nouvelle sociologie des idées », telle que je l’ai mise en œuvre dans mes travaux, s’inspire de certaines évolutions qu’ont connues la sociologie des sciences et l’histoire intellectuelle ces dernières décennies, et se démarque des approches dominantes de la sociologie de la connaissance traditionnelle. Mais ma préférence propre pour la contextualisation historique des idées et pour les explications se situant à un niveau micro traduit simplement une préférence, pas un tentative masquée de restreindre la sociologie des idées à une seule approche visant à empêcher les travaux de ce champ d’explorer des voies très différentes. Ici comme ailleurs en sociologie, un espace théorique et de recherche pluraliste, dont les membres poursuivent librement diverses approches constitue l’idéal à atteindre. Dans ce cas, le seul point d’accord nécessaire serait un engagement partagé en faveur d’une focale sociologique centrée sur les idées et les processus par lesquelles elles se développent.
Neil Gross :
Pour moi, un des éléments qui distingue la « nouvelle sociologie des idées » de son ancêtre, la « sociologie de la connaissance » – par delà les caractéristiques que nous avons identifié dans notre chapitre [5] - est un type particulier de parti-pris explicatif (qui est bien sûr différent d’un parti-pris pour l’explication en général). L’idée ici est que, quoique la sociologie des idées requière des méthodes propres, elle doit adopter une perspective qui s’accorde globalement – en termes de logique explicative, de logique conceptuelle, et d’administration de la preuve – avec les recherches menées dans d’autres sous-champs de la discipline. Même si des processus sociaux différents sont évidemment à l’œuvre au sein des différents espaces sociaux, ce serait faire preuve d’une étonnante naïveté que de penser que les processus qui affectent les intellectuels et leurs idées seraient si différents de ceux affectant les autres acteurs sociaux qu’ils requerraient que la sociologie des idées se débarrasse des conventions disciplinaires et des stratégies explicatives établies. En raison de ce parti-pris explicatif, tout sociologue de profession est en mesure de reconnaître le caractère sociologique de « la sociologie des idées » dans ses formes les plus développées. Cette volonté-même explique, tout autant que les autres considérations, le scepticisme que les nouveaux sociologues des idées ont à l’égard d’approches plus anciennes et plus flottantes en sociologie de la connaissance. Si on ne peut se contenter (et c’est manifestement le cas) aujourd’hui pour expliquer le succès d’un mouvement social de souligner ses affinités avec la culture de son temps, alors on ne peut non plus se contenter de cela pour expliquer le succès d’un mouvement intellectuel. Les travaux de « sociologie des idées » tendent par conséquent à faire corps avec d’autres formes de recherche sociologique, et des sociologues éminents comme Abbott, Bourdieu ou Collins travaillent sur un large champ d’objets qu’ils traitent selon la même sensibilité.
Maintenant, dans le chapitre que Charles Camic et moi avons co-écrit, nous disions en effet qu’un des traits constitutifs de la « nouvelle sociologie des idées » est d’attirer l’attention sur les conditions institutionnelles locales et les configurations – quand bien même celles-ci seraient le produit de développements et de dynamiques plus macrosociologiques – qui donnent naissance aux idées particulières. Tel que je la comprends, la justification par Camic d’une attention portée au local – qu’il décrit ici comme une simple préférence – se réclame du contextualisme skinnérien et de la sociologie des sciences, cette dernière étant influencée par l’ethnométhodologie et sa tendance à concevoir l’ordre social et la facticité comme des productions locales. Je me suis également fortement concentré sur le local dans mon travail, mais pour moi cela a avant tout procédé du parti-pris explicatif que je mentionnais (qui importe bien sûr tout autant à Camic qu’à moi). En sociologie, on attend généralement aujourd’hui que les explications causales des phénomènes sociaux soient en mesure de spécifier des mécanismes plausibles faisant que A rend B plus probable. Indépendamment du niveau d’analyse où A intervient, si B est une idée ou un ensemble d’idées, alors ces mécanismes – qu’ils touchent à des processus de production idéelle ou de diffusion – doivent s’incarner en grande partie dans les actions et interactions des intellectuels au quotidien dans les lieux où s’opère le travail intellectuel. C’est le souci de comprendre ce qui se produit au sein de ces dispositifs – ne serait-ce que comme prélude à l’identification de mécanismes explicatifs renvoyant à des logiques plus meso ou macrosociologiques – qui m’a conduit à m’intéresser au local. Ayant toujours été moins pluraliste que Charles Camic, je dois faire état ici d’un petit point de désaccord et dire que je considère cela comme plus qu’une simple préférence. L’identification de mécanismes effectifs est une pré-condition d’une science sociale véritable.
Pour ce qui est de ce souci du local, dans Experience and Enlightenment, Charles Camic se concentre sur un mouvement très spécifique, les Lumières écossaises. Vous démontrez qu’on peut parvenir à une meilleure compréhension des origines des idées de ces auteurs (David Hume et Adam Smith notamment) en tenant compte des trajectoires de vie des auteurs et de leur expérience personnelle. Vous démontrez que les « dispositifs micro-sociaux de socialisation » (famille, école primaire, formation universitaire et premières expériences professionnelles) importent quand on entend expliquer la formation des idées. Cette insistance sur l’histoire personnelle de ces penseurs semble mettre en avant la nécessité de décrire la formation de nouveaux habitus intellectuels afin de comprendre les changements théoriques. Neil Gross, vous insistez sur ces facteurs dans votre travail sur Rorty (liens de ses parents avec les « New York intellectuals » [6], ou le contraste entre la formation classique qu’il reçoit en philosophie à Yale et la domination de la philosophie analytique à Princeton où il est nommé. Selon vous, à quel titre ces éléments importent-ils ? Quels sont les autres facteurs microsociologiques qu’il faudrait prendre en compte ? Comment interagissent-ils avec les facteurs plus « macro » à l’œuvre dans la « vieille » sociologie des idées ?
Charles Camic :
Cette question m’offre la possibilité de clarifier un point important sur lequel j’ai le sentiment de ne pas avoir suffisamment insisté. Le mot « idée » renvoie à un ensemble de réalités immense et hétérogène et non pas une entité homogène. Par exemple, dans mon travail initial sur les Lumières écossaises, les idées considérées constituaient deux dimensions cognitivo-évaluatives fondamentales que Hume, Smith, Millar, Ferguson, et Robertson partageaient et mettaient en œuvre en traitant de tout un ensemble de sujets. Dans mon travail ultérieur sur Talcott Parsons, les idées considérées étaient moins larges et plus ésotériques ; elles portaient sur la vision que Parsons avait de la méthodologie pertinente en sociologie et sur son concept d’action humaine. Dans mes recherches postérieures sur la sociologie durant la crise des années 1930, je me suis focalisé sur des idées introduites par une large cohorte de sociologues en réponse à une crise nationale.
Il s’agit bien évidemment de types d’idées très différents, et si le problème est – comme ça a été le cas pour moi – de savoir comment les idées se développent, il n’y a aucune raison d’attendre que le même type d’explication s’applique dans chacun des cas. En fonction de la nature des idées étudiées – valeurs profondément ancrées, concepts techniques d’universitaires, programmes de réforme sociale (parmi des centaines d’autres possibilités) – et l’extension de ces idées – revendiquées par un penseur, cinq, une cohorte entière (etc.) –, des explications d’ordre micro, meso, et macrosociologique –, et de multiples combinaisons de celles-ci se révèleront probablement plus ou moins pertinentes ou utiles.
Vous avez sans doute raison de dire que mon propre travail a eu tendance à éluder les facteurs d’ordre macrosociologiques, et j’ai souvent mis en avant cette différence par rapport à la sociologie des idées traditionnelle. Toutefois, je n’ai sans doute pas expliqué assez clairement que cette différence tenait principalement à la nature et à l’extension du type d’idées particulières que j’ai moi-même généralement préféré étudier. Dans le but d’expliquer ces orientations de type habitus de mes cinq écossais, il s’est avéré fécond d’étudier leurs expériences socialisatrices à un niveau micro. En revanche, pour étudier le développement des méthodes et concepts techniques de Parsons, c’est sa position institutionnelle à Harvard, à une époque où le champ de la sociologie académique occupait une position dominée vis-à-vis de l’économie et de la philosophie, qui m’a paru importante.
Comme je travaillais sur ces projets, j’ai été conduit à me montrer critique à l’égard d’approches d’ordre macrosociologique des Lumière écossaises et de la pensée de Parsons car elles n’offraient guère de prise pour expliquer ces idées. Mais cette critique ne revenait pas à nier que pour certaines formes d’idées des approches macrosociologiques – qu’elles soient ou non combinées avec des approches d’ordre micro ou meso – seraient nécessaires. En effet, pour analyser les idées formulées au sujet de la crise par les sociologues étasuniens de l’époque de la Grande Dépression, j’ai moi-même fait intervenir un ensemble de forces et d’événements d’ordre macrosociologiques (articulés avec des facteurs d’ordre socio-organisationnels).
Je n’ai jamais voulu dissocier la « nouvelle sociologie des idées » d’explications d’ordre macrosociologiques. En effet, en y réfléchissant, mon opinion sur le sujet est que les sociologues des idées devraient ajuster leurs outils explicatifs à la tâche qu’ils ont en face d’eux – cette tâche étant définie par les idées particulières qu’ils ou elles examinent. C’est pourquoi j’évite les trois questions spécifiques par lesquelles se termine votre question globale. Je n’ai pas de réponse transversale à apporter. La réponse à donner devrait dépendre, selon moi, des idées dont on essaie d’expliquer le développement.
Neil Gross :
Comme je l’ai mentionné précédemment, il est vrai que mon livre sur Richard Rorty évoque en détails le contexte familial, et l’éducation reçue par le philosophe dans ses premières années. Il montre combien ces facteurs ont façonné son identité, ses intérêts ; comment ils ont ouvert certains possibles et en ont fermé d’autres. Les analyses microsociologiques auxquelles Charles Camic et moi recourons dans nos travaux respectifs diffèrent fortement, mais il nous a semblé utile à tous deux d’analyser les expériences passées de ceux que nous étudions pour comprendre leurs idées. Charles Camic a raison quand il dit qu’il n’y a pas de réponse universelle à la question des relations entre les niveaux micro et macrosociologiques quand on s’intéresse aux idées, tant il est vrai qu’il y a une multitude d’idées qu’on peut vouloir expliquer, et qu’il y a autant de contextes dans lesquels ces idées se développent. Ceci dit, j’essaie à quelques reprises dans mon livre d’établir un lien entre ces niveaux micro, meso et macrosociologiques. La manière dont je le fais offre des pistes pour étudier dans d’autres contextes la relation entre ces différents niveaux d’analyses.
J’analyse cela particulièrement dans le chapitre où la théorie du self-concept est appliquée au cas de Richard Rorty. Mon argument est le suivant : les universitaires contemporains acquièrent principalement leur self-concept (ie. l’idée du type d’intellectuel qu’ils sont) en traversant différentes configurations institutionnelles au cours de leur vie – une telle perspective est assez proche, l’attention aux institutions en plus, de la notion de looking glass self développée par Cooley [7]. Les tentatives de mise en cohérence du self-concept interagissent ensuite avec différentes questions stratégiques – le besoin de publier, de se faire une réputation au sein de la profession, d’avoir un bon travail – afin d’exercer une influence sur le contenu des travaux des intellectuels. Randall Collins montre bien dans The Sociology of Philosophies comment des transformations aux niveaux meso et macrosociologiques peuvent influer sur ces aspects stratégiques. « Les intellectuels, écrit-il, peuvent être stimulés par l’ouverture de la structure des opportunités dans le monde qui les entoure » (p.622) – ou à l’inverse démotivés –, ce qui veut dire que les niveaux macros et mesosociologiques façonnent la structure des opportunités que rencontrent les intellectuels tout au long de leur carrière. Et cela va au-delà des opportunités d’emploi ou de l’obtention de bourses de recherches : il faut aussi prendre en compte l’influence qu’exercent ces facteurs sur la structure de champs intellectuels relativement autonomes au sein duquel les intellectuels doivent manœuvrer pour accroitre leur position et leur visibilité. Cela me parait vrai, et dans mon livre je propose une approche préliminaire et parallèle de l’influence que peuvent avoir les éléments situés à ces deux niveaux sur la formation du self-concept. Le raisonnement est le suivant : les contextes institutionnels locaux tels que la famille, l’église, l’université, le département de philosophie…, tendent à valoriser certaines identités ou types de personnalités, qu’elles considèrent comme sacrées et vénérables, et d’autres qu’elles estiment moins. Ces identités, qui peuvent (mais peuvent aussi ne pas) être transmises à ceux qui passent au sein de ces institutions, contribuent à établir les frontières culturelles de celles-ci. Mon argument est que ces frontières sont établies par les institutions locales à travers des « processus complexes de structuration, incluant notamment les processus par lesquels des groupes cherchent à se créer des niches dans le paysage social » (p.279). Les niveaux méso et macrosociologiques agissent à l’évidence ici, mais varient dans des proportions telles selon les institutions, les identités et les périodes historiques que toute tentative de généralisation est inutile.
L’exemple de Rorty est éclairant. Richard Rorty a grandi dans une famille où l’anticommunisme de gauche était une identité sacrée. Cela peut être expliqué par les facteurs macro-sociaux qui ont permis au mouvement communiste de s’implanter sur le territoire étasunien dans les années 1920 et 1930, aux dynamiques qui ont créé des divisions et des séparations à l’intérieur du mouvement, à l’émergence d’une scène intellectuelle autonome à New York du fait de l’immigration, à la prospérité des années 1920, aux pratiques d’exclusion ethnique dans le monde académique… De la même manière, quand Rorty faisait sa thèse à Yale dans les années 1950, il était étudiant dans un département où l’identité sacrée était celle du « philosophe pluraliste ». C’était là une conséquence de la politique du département de philosophie, qui essayait de se créer une niche organisationnelle dans le contexte de transformations rapides du champ intellectuel suite à la seconde vague de professionnalisation du monde universitaire étasunien, et aux changements culturels, politiques et matériels qui avaient rendu cette vague possible. La manière d’intégrer les niveaux méso et macrosociologiques aux analyses de self-concept consiste donc à étudier la manière dont ces facteurs participent de la production d’institutions locales pour sacraliser certains types de personnalités. Le livre offre donc une théorie générale des conditions institutionnelles qui favorisent un tel transfert d’identité. Une autre manière de prendre en considération les facteurs intervenant à ce niveau pourrait être d’étudier quelques uns des facteurs qui favorisent ces transferts. Par exemple, je me fonde sur le résultat largement démontré selon lequel le changement social est en grande partie la conséquence du renouvellement générationnel, les jeunes étant plus prompts à absorber les nouvelles idées et valeurs de leur environnement, pour défendre l’idée que les identités sacrées des configurations institutionnelles locales seront plus sûrement transférées à ceux qui passent à travers elles si ces membres sont jeunes, où pour le dire autrement que ces configurations ont plus de chance de façonner le self-concept d’individus plus jeunes. Si c’est le cas, une approche en termes de self-concept est d’autant plus précieuse qu’elle rend compte des normes en vigueur à un moment donné et comment elles s’articulent avec les logiques propres au système universitaire et à d’autres institutions assurer la disponibilité de jeunes penseurs ouverts à de nouvelles influences.
Revenons un temps sur cette notion de self-concept. Dans un article co-signé avec Scott Frickel [8], vous [Neil Gross] avez insisté sur l’importance de la restitution des motifs [the vocabulary of motives] utilisés par les auteurs pour comprendre ce qu’ils produisent. Dans votre livre, vous faites donc un pas de plus, et vous affirmez qu’on ne peut comprendre la production intellectuelle de Richard Rorty sans étudier l’idée que le célèbre philosophe avait de lui-même. Ainsi, le tournant pragmatiste de Rorty des années 1970 pourrait s’expliquer par son désir de rester fidèle à l’idée de « patriote américain de gauche » qu’il avait de lui-même, que les philosophies proprement « américaines » de William James, ou de John Dewey illustreraient. D’un point de vue méthodologique, comment reconstruit-on ces self-concept dont vous parliez à l’instant ? Comment s’assure-t-on que les récits de soi qu’offrent ces auteurs ne sont pas de simples reconstructions a posteriori, qui auraient tendance à homogénéiser des vies moins cohérentes, ou au contraire à insister sur les ruptures.
Neil Gross : Je vois d’où vient cette question, mais elle repose en fait sur un malentendu. Je me réjouis de pouvoir en profiter pour clarifier ce problème. Dans cet article que j’ai écrit avec Frickel, nous affirmons que les motifs mis en avant par les intellectuels ont beaucoup de sens pour eux et que ces registres discursifs autorisent souvent – voire encouragent – ceux qui ne se satisfont pas des approches en vigueur à créer ou prendre part à des nouveaux mouvements visant à renverser le statu quo intellectuel. S’il en est bien ainsi, chaque mouvement intellectuel ou scientifique devrait s’accompagner de griefs intellectuels significatifs, quels que soient les autres facteurs qui favorisent leur émergence. Expliquer la naissance d’un tel mouvement requiert donc, entre autres choses, de rendre compte de l’émergence de ces griefs (dont la nature peut être examinée à partir d’une étude des discours de leurs chefs de file). Cela ne veut par contre pas dire qu’il faut prendre pour argent comptant les récits de soi que produisent les intellectuels.
En ce qui concerne le self-concept, ce que j’affirme dans le livre sur Rorty, ce n’est sûrement pas que la tâche du sociologue des idées consiste à laisser les intellectuels raconter leur propre histoire. Comme je l’ai dit précédemment, les récits que fournissent les intellectuels sur leur propre vie sont souvent très problématiques du point de vue du réalisme sociologique. Cela ne signifie pas pour autant que les récits de soi ne sont d’aucune utilité pour expliquer leurs actions. Au-delà des reproches faits aux autres programmes de recherche, une attention aux registres discursifs développés pour déployer ces griefs est également pertinente parce que ces récits de soi tendent à se construire autour de définitions du type d’intellectuel que les acteurs étudiés pensent être. Mon argument est alors le suivant : le self-concept est une des contraintes socio-psychologiques qui déterminent la production de ces penseurs.
En ce qui concerne la méthodologie utilisée pour reconstruire le self-concept, je propose dans le livre d’étudier les différentes occurrences du récit de soi qu’on peut trouver (interviews, biographies, correspondance, journaux, discours, etc.) et de tenter de retrouver parmi ce matériau les catégories les plus saillantes qu’utilise un auteur pour se définir en différentes circonstances. Cette reconstruction sera d’autant plus objective si la plupart des observateurs de ce récit de soi – y compris, quand c’est possible, l’intellectuel lui-même – acceptent l’idée que les traits repérés par l’analyste sont bien les catégories les plus saillantes.
On critique souvent les sociologues qui étudient les disciplines scientifiques ou les humanités pour le caractère réductionniste de leur approche. Quelles ont été les réactions des spécialistes des domaines que vous avez étudiés à vos travaux ? Avez-vous remarqué une transformation ces vingt dernières années ?
Neil Gross :
Ma carrière de sociologue est trop brève pour que je puisse noter des variations à mon travail à travers le temps. Comme je l’ai dit précédemment, mon livre sur Rorty a connu une réception houleuse dans la presse généraliste. Les chroniqueurs s’attendaient visiblement à une biographie traditionnelle, faite de descriptions vivantes, de détails pittoresques et de louanges. Ils ont trouvé un livre bien différent. Si la plupart des chroniqueurs étaient des chercheurs travaillant dans le domaine des humanités, ce sont tout particulièrement ceux se rattachant à l’histoire intellectuelle, aux cultural studies ou aux lettres – la plupart n’ayant pas de relation particulière à Rorty –qui ont semblé les plus perturbés par l’idée qu’on puisse faire une sociologie de sa vie et de sa carrière. Les quelques philosophes qui ont commenté le livre ont été beaucoup plus positifs, peut-être parce que les philosophes – en particulier les analyticiens – tendent à être plus respectueux des divergences disciplinaires et des différences d’objectifs scientifiques.
Charles Camic :
Il me semble que les réactions à mon travail ont varié moins pour la raison que vous mentionnez que du fait d’une variable liée. Moins qu’une réaction négative des « spécialistes du champ » étudié par le sociologue des idées, comme le suggère la question, il me semble que la variable opératoire ici est bien le protectionnisme intellectuel, mais dans un sens un peu différent. Je m’explique : comme je l’ai dit ci-dessus, ma première incursion dans le domaine de la « sociologie des idées » était mon livre sur les Lumières écossaises. Publié plus de 150 ans après la mort du dernier penseur dont il était question, je n’avais bien entendu pas à craindre la critique de mes acteurs. Ceci étant, le livre a connu une réception particulièrement fraiche d’autres acteurs. Il fut en effet publié au moment où le phénomène des Lumières écossaises avait attiré l’attention de nombre d’historiens intellectuels britanniques. Comme vous pouvez l’imaginer, leurs travaux offraient une approche bien différente du développement des Lumières dans ce pays. Naïvement, je pensais que mon livre offrirait la possibilité d’un échange fructueux. Au contraire, je me suis trouvé confronté à une série de recensions négatives, qui critiquaient d’emblée tout ce qu’un sociologue pourrait avoir à dire sur leur sujet (les seules fois où le livre a été mieux accepté, c’est quand les auteurs de recensions n’étaient pas des historiens des intellectuels).
Les réactions à mon travail sur Parsons ont été moins uniformes. Cette fois, mon sujet était un collègue, et pas n’importe lequel : nombre de sociologues avaient déjà une opinion bien établie à son sujet. Les collègues qui critiquaient Parsons ont tendanciellement réservé un bon accueil à ma tentative de sociologiser ses idées. Toutefois, on était alors dans la seconde moitié des années 1980, et à cette époque un groupe en vue de chercheurs tentait de faire revenir Parsons en grâce en ressuscitant ses travaux, et en étendant le spectre de ses théories [9]. Au sein de ce groupe, les réactions ont été particulièrement hostiles. Ce qui semblait les offenser particulièrement, c’étaient mes efforts pour contextualiser les recherches de Talcott Parsons dans les débats professionnels depuis les années 1930, et de considérer ses idées comme la conséquence d’une position institutionnelle occupée par Parsons à Harvard, où la sociologie était dévalorisée par rapport à l’économie. Pour les tenants du renouveau parsonien, ma lecture tendait à rabaisser la pensée du grand homme au moment même où ils tentaient de le faire renaître et – c’est là un exemple net des réactions que vous mentionnez dans votre question – j’ai été accusé de réductionnisme. Ce fut une vraie déception pour moi de voir des sociologues résister à l’objectivation sociologique.
Heureusement, l’histoire de la réception ne s’arrête pas là. Dans les années 1980, la plupart des sociologues n’étaient ni d’ardents opposants, ni de fervents défenseurs de Parsons. Quand ces collègues ont lu mon travail – ce qui, il faut le reconnaître, fut rare – ils n’avaient pas d’intérêts particuliers en jeu, et pour la plupart ils ont réagit favorablement à mes travaux. Cela tient probablement à des circonstances autres qu’un simple intérêt pour la « sociologie des idées » : nombre des articles que j’ai écrit sur Parsons ont atterri dans l’American Sociological Review ou dans l’American Journal of Sociology. Ils ont donc fait leur entrée dans le monde de la sociologie entourés d’une certaine aura, ce qui a sûrement facilité leur réception favorable. Par ailleurs, j’ai bénéficié de la générosité de vétérans de la discipline qui avaient connu Parsons personnellement et qui étaient à ce moment plus intéressés par une analyse du développement historique de ses idées que par une défense de son point de vue. Je pense ici à des gens comme Robert Merton, Bernard Barber, et John Riley. Respectueux de Parsons comme homme et comme penseur, ils ont cependant accueilli chaleureusement mon travail et ainsi offert un contre-exemple à l’idée que les spécialistes d’un champ s’opposent à la « sociologie des idées ».
Il me faut aussi mentionner la réaction de deux autres groupes qui ont remarqué mon travail sur Parsons : les historiens des intellectuels aux États-Unis, et les économistes. Mon projet de recherche sur Parsons est basé sur une importante recherche dans des archives jamais dépouillées, qui m’a amené à m’intéresser aux relations entre la sociologie et l’économie dans les années 1930. Les historiens des intellectuels qui étudient cette période mais n’avaient pas visité ces mêmes archives ont trouvé la recherche utile. Ce fut aussi le cas de quelques économistes (et historiens de l’économie) qui ont eu l’impression que mon travail éclairait un chapitre quelque peu négligé de l’histoire de leur champ. Parce que la relation entre la sociologie et l’économie au cours des années 1930 était un sujet peu étudié, je ne gênais pas les historiens ni les économistes en m’intéressant à ce point particulier. Ils n’ont pas montré de résistance particulière.
De manière générale, ce fut le cas récemment encore. Ayant essayé par la suite de faire que la « sociologie des idées » s’intéresse à une série d’autres épisodes de l’histoire de la sociologie, de l’économie, de la psychologie et de l’anthropologie, j’ai rencontré des réactions plus positives que négatives de la part des chercheurs de ces domaines, et des historiens spécialisés. Il y a cependant une raison pour cela : en m’intéressant à ces périodes particulières sur la base d’un travail d’archive, je me suis focalisé sur des sujet pour lesquels les (rares) sociologues, économistes, psychologues, anthropologues et historiens qui s’y intéressent n’avaient pas d’idée préconçue qu’ils chercheraient à défendre d’une manière ou d’une autre. Une telle situation m’a immunisé des critiques.
C’est très bien ainsi, et j’ai eu de la chance. Mais il me semble que quand un sociologue des idées étudie un domaine dans lequel les historiens des intellectuels ou les spécialistes du champ ont un intérêt professionnel, il a plus de chance de rencontrer des résistances. J’espère que ce ne sera pas toujours le cas.
Lectures complémentaires :
Charles Camic, Experience and Enlightenment : Socialization for Cultural Change in Eighteenth-Century Scotland, Chicago, University of Chicago Press, 1983
Charles Camic, “The Making of a Method : A Historical reinterpretation of the Early Parsons”, American Sociological Review, vol. 52, 4, 1987, pp. 421-439.
Charles Camic and Neil Gross, « The New Sociology of Ideas », in J. R. Blau, The Blackwell Companion to Sociology, Malden-Oxford, Blackwell, 2004.
Scott Frickel & Neil Gross, « A General Theory of Scientific/Intellectual Movements”, American Sociological Review, vol. 70, n° 2, April 2005, pp. 204-232.
Neil Gross, Richard Rorty. The Making of an American Philosopher, Chicago, University of Chicago Press, 2008.
[1] Voir la bibliographie ci-dessous
[2] Charles Camic, « Knowledge, the Sociology of. », in Neil Smelser and Paul Baltes (eds.), International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, vol. 12, pp. 8143-48. Elsevier, 2001.
[3] Neil Gross introduit la notion self-concept dans son ouvrage sur Rorty pour désigner l’idée que les intellectuels se font de même ou la manière dont ils se définissent. Pour des raisons d’écriture, il est traduit ici par « définition de soi ». Dans le reste du texte, nous avons conservé l’anglais self-concept.
[4] Charles Camic and Neil Gross, « The New Sociology of Ideas », in J. R. Blau, The Blackwell Companion to Sociology, Malden-Oxford, Blackwell, 2004.
[5] ibid
[6] Les « New-York Intellectuals » étaient des intellectuels et des écrivains basés à New-York durant l’entre-deux-guerres et l’après-guerre, issus pour beaucoup d’entre eux du New-York City College. La principale revue de ce cercle, la Partisan Review, a joué un rôle majeur dans la constitution d’une gauche anti-stalinienne (et souvent trotskyste). Sidney Hook, Irving Howe, Nathan Glazer, James Burnham, Saul Bellow, Daniel Bell ou Irving Kristol constituent, avec d’autres, quelques-unes des figures les plus centrales de ce groupe
[7] Charles Cooley (1864-1929)’s theory of the looking-glass self states that one’s personnal identity is shaped through his interactions with others and how they regard him.
[8] Scott Frickel & Neil Gross, « A General Theory of Scientific/Intellectual Movements », American Sociological Review, vol.70, n° 2, April 2005, pp. 204-232.
[9] Au cours des années 1980, les théories de Talcott Parsons ont connu un renouveau. Plusieurs auteurs, dont Jeffrey Alexander, ont tenté de faire renaître le fonctionnalisme dans plusieurs sous-espaces de la discipline.
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