N., M., J. (du collectif Angles Morts)
Le scénario nous a d’emblée paru familier : un assassinat policier présenté dans un premier temps comme de la légitime défense, la colère des proches à laquelle sont opposés la matraque et le déni politique et judiciaire, et la révolte. Puis la propagande médiatique et la répression judiciaire. On pense immédiatement aux révoltes de la Villeneuve, à Grenoble, qui firent suite au meurtre de Karim Boudouda, un « délinquant », tout comme Mark Duggan, cet habitant de Tottenham abattu par la police, présenté comme « chef d’un gang du nord de Londres », un « voyou lié au trafic de drogue ».
Que la rage explose après la mort d’un « coupable » et non d’un « innocent » indique peut-être que des camps s’affirment, que ce n’est plus seulement la violence policière qui est visée, mais également la justice, la ligne de partage entre « délinquants » et « victimes »/ « citoyens » qu’elle s’acharne à tracer. Nous sommes allés à Londres au lendemain des révoltes pour tenter de voir comment s’organise la répression — avec plus de 3000 arrestations et 1000 procédures judiciaires ouvertes [1] — et comment les révoltés et leurs proches y répondent.
Un assassinat policier
Le 4 août, Mark Duggan, un habitant de Tottenham, un quartier populaire du nord de Londres, est exécuté par la police. Ce jour-là, la « Met », la police londonienne, qui surveille Duggan depuis un certain temps, veut procéder à son arrestation. À 18H, Duggan reçoit une balle dans la poitrine. Dans un premier temps, les autorités, relayées par les médias, parlent d’un échange de coups de feu, initié par Duggan, et invoquent donc tout naturellement la légitime défense : Duggan, le « chef de gang », aurait ouvert le feu sur les flics — pour preuve, l’impact de balle sur la radio de l’un d’entre eux — qui n’auraient eu d’autre choix que de répliquer, le blessant mortellement. Pourtant le 12 août, les conclusions de l’IPPC [2] et de son expertise balistique viennent contredire la version de l’échange de coups de feu : Duggan n’a pas tiré, l’arme qu’il portait sur lui (un pistolet à alarme) n’est jamais sorti de sa chaussette. Quant à l’impact de balle retrouvé sur la radio de l’un des agents, elle provient de l’arme d’un de ses collègues. À ce rapport, viennent s’ajouter les témoignages de passants qui avancent que les policiers ont sorti Duggan de la voiture avant de l’abattre à bout portant [3]. Le 6 août, les proches de Duggan et des habitants de Tottenham se rendent au commissariat de Tottenham afin de demander des comptes. Les flics répondent au rassemblement devant le commissariat en tabassant une jeune fille de 16 ans, membre de la famille Duggan : c’est le début des révoltes.
Les révoltes
La semaine de révoltes a enflammé plusieurs villes importantes de l’Angleterre : parties de la capitale, elles se sont très vite étendues à Leeds, Liverpool ou encore Manchester. À Londres, ce sont des dizaines de magasins qui sont pillés, grands et petits. Les images d’habitants, cagoulés ou non, excités ou sereins, s’échappant des magasins de luxe aux vitrines explosées, avec dans les bras écrans plasmas, consoles de jeux vidéos ou simples vêtements, ont fait le tour du monde. Ces premières images serviront aux autorités pour réduire ces révoltes à un pillage opportuniste : éditorialistes, politiques, « experts » s’épancheront tout au long des émeutes sur cette figure du jeune qui préfère voler plutôt que travailler, profiter du système plutôt qu’y contribuer. Une jeunesse dont le redressement doit se faire par les prisons, ce que confirmeront les peines prononcées pendant ce mois durant lequel la justice d’exception va frapper. Une jeunesse qui n’aurait assimilé des valeurs bourgeoises que le matérialisme égoïste et consumériste, et à qui il resterait à inculquer par la force le goût de l’effort au travail et la soumission à l’autorité, dans un pays où la haute bourgeoisie assume beaucoup plus qu’en France son existence, ses valeurs et son mode de vie.
À Londres, « pillards » et grands bourgeois peuvent souvent se croiser au détour d’une rue, à une station de métro, car ils habitent parfois à quelques rues les uns des autres. La ségrégation urbaine et sociale y est, bien plus qu’à Paris, une réalité vécue rue par rue, quartier par quartier, brouillant l’opposition française entre centre et périphérie/banlieue. La conséquence est simple : frapper en bas de chez soi à Londres peut très vite signifier piller l’autre camp : c’est souvent dans la rue voisine que s’étalent voitures de luxes, belles vitrines et objets de valeur. En France, les émeutes donnent plus rarement à voir des scènes de pillage de grands magasins : nous sommes davantage habitués à celles de voitures brûlées ou d’établissements publics attaqués (Écoles, commissariats, bibliothèques, etc). Une ségrégation urbaine plus marquée en France et un État souvent considéré comme l’ennemi direct (notamment au travers de sa police) jouent nettement dans cette cartographie des révoltes et dans le choix des cibles à détruire.
Comme en France, les autorités anglaises ont tenté de racialiser les émeutes dans le but de les désamorcer et afin que médias, justice, prison, et maisons de correction puissent réaffirmer la légitimité de la domination raciale, de la domination des classes populaires. Contrairement à la France où, de Vaulx-en-Velin à Villiers-le-Bel, les révoltes sont systématiquement attribuées à un ennemi intérieur au profil bien déterminé (jeune homme de banlieue, fils d’immigrés issus des anciens pays colonisés), l’Angleterre a cette fois eu bien du mal à racialiser la catégorie du « pillard », de l’émeutier [4]. Il s’est agi pour les autorités et les médias de tracer une ligne de partage au sein des communautés issues de l’empire colonial britannique, entre celles réputées dociles et celles qu’il faut davantage surveiller. Il fallait opposer les « bonnes » communautés aux « mauvaises » : distinguer les Pakistanais défendant leurs commerces des pillards et, plus largement des communautés déstructurées qui comprennent les Noirs dans leur ensemble ainsi que les sous-prolétaires blancs qui ne sont quant à eux pas identifiés en tant que communauté [5].
Il faut souligner qu’en Grande-Bretagne, la « communauté » est invoquée dans les deux camps, par l’État et par les membres de ces communautés. Si en France, la classe politique se plaît à attribuer les émeutes au « communautarisme », la situation est différente en Angleterre. En effet, si l’existence de communautés est tolérée, voire encouragée dans certains cas, ces dernières doivent s’auto-policer. Quand une communauté devient fauteuse de troubles, c’est qu’elle n’est pas « tenue » par ses dirigeants, qu’elle a laissé le champ libre à sa composante criminelle et/ou intégriste. La communauté reste acceptable, voire désirable parfois — quand elle garantit la paix sociale, constitue un enrichissement économique et culturel pour le pays — mais doit être rappelée à l’ordre quand elle est le support de comportements antisociaux ou s’en prend à l’autorité de l’État, au « vivre-ensemble ». Tant que les communautés caribéennes ou jamaïcaines par exemple, organisent des défilés ou des événements culturels, leur existence en tant que communauté peut-être saluée, mais dès lors qu’elle est le vecteur d’une révolte contre la police ou l’État (les émeutes de Brixton ou celles de Broadwater Farm), elle devient un corps étranger, d’où la rhétorique récurrente des « émeutes ethniques ». Car bien entendu, tout comme en France, il est inimaginable de parler de communautarisme majoritaire, de communautarisme blanc, et la domination raciale est réinscrite dans la répression des communautés turbulentes.
Face à la difficulté de définir un profil racial homogène des assaillants, — tant les révoltés provenaient d’origines différentes et tant les Blancs étaient nombreux dans les rangs de la révolte — les autorités anglaises vont chercher à orienter les débats sur la dénonciation des phénomènes de gangs. La focalisation sur les gangs a dès lors constitué un moyen détourné de racialiser les émeutes, en distinguant une masse suiveuse (composée de Blancs et de non-Blancs) et des gangs ethniques (jamaïcains, caribéens) qui auraient tiré les ficelles des émeutes.
Après plusieurs jours de propagande incitant à la haine raciale entre communautés minoritaires, c’est donc au tour de la lutte antigangs de faire la une des journaux. Tant et si bien que David Cameron décide de faire appel à Bill Bratton, spécialiste américain de la lutte contre les gangs [6]. Les émeutes seraient donc le fait de gangs organisés qui séviraient dans le cœur de Londres, là où nous avons davantage vu des individus épars à l’assaut de la police et de la marchandise, en groupe ou seuls, de manière enragée, parfois sans discernement ni calcul. Pourtant, à en croire les médias, les émeutes seraient le fait de bandes organisées : ces actes auraient été réfléchis, planifiés et structurés par des groupes malveillants. À la menace des barbus islamistes de Whitechapel, vient donc s’ajouter celle des gangs : si tous les émeutiers et pillards sont « violents », « criminels », « monstrueux », comme on a pu le lire dans la presse britannique, la formation en gangs des pires éléments de communautés suspectes aurait conféré une organisation quasi militaire aux affrontements et aux pillages. On retiendra donc que l’organisation, quand elle est le fait des révoltés, est toujours suspecte : on ne peut attaquer la police ou détruire un magasin que sous la direction occulte d’un groupement hiérarchisé et structuré, une cellule terroriste ou un gang.
Racisme institutionnel
La mort de Duggan s’inscrit dans un contexte de racisme institutionnel et vient compléter la liste d’une série d’assassinats policiers : on peut penser à celui de Jean Charles de Menezes, qui reçoit 7 balles sans sommation à la station de métro Stockwell, au lendemain des attentats de 2005, confondu avec un « terroriste » ; ou encore, il y a 25 ans, une nouvelle fois à Broadwater Farm, la cité de Duggan, la mort de Cynthia Jarret, 49 ans, qui décède d’une crise cardiaque pendant une descente de flics mouvementée chez elle. Des révoltes [7] éclatent alors pendant plusieurs jours, alors que s’éteignent à peine les braises de Brixton où l’assurance de la police s’est vue ébranlée. L’insécurité d’État ce sont également les 900 morts dans les commissariats anglais, dont un quart entre les mains de la « Metropolitan Police », depuis 1990. Et ce, sans qu’aucun des flics impliqués n’ait été inquiétés [8]. On comprend dès lors ces propos d’un habitant d’Hackney au sujet des révoltes de ce mois d’août : « Ces jeunes, les policiers les arrêtent constamment, les fouillent en les traitant de "nègres" et de "salopes". Ils veulent donc se venger de ce harcèlement » [9].
Ce « harcèlement », lié au racisme institutionnel qui structure l’action de la police, repose dans les textes sur le « Stop and search », une pratique instaurée en 1984 par le Police and Criminal Evidence Act qui permet d’arrêter et de fouiller toute personne que les policiers ont de « sérieuses raisons » de soupçonner de porter une arme, de détenir des biens volés, des outils destinés au vol ou susceptibles « d’endommager la propriété » (des bombes de peinture notamment). Cette mesure, initialement destinée à maintenir l’ordre parmi les classes populaires, s’articule depuis plusieurs années à l’arsenal antiterroriste et aux lois destinées à lutter contre la « criminalité organisée ». Ainsi, en 2000, l’article 44 du Terrorism Act, étend le « Stop and Search » — qui devient désormais l’outil central de la politique policière — en établissant un continuum légal qui répond au continuum pratique de la police. Désormais, la police ne doit plus alléguer de « doutes » ou de « motifs » sérieux pour contrôler, fouiller et arrêter. Une continuité sécuritaire s’est établie dans les textes et dans les pratiques policières, les uns et les autres s’influençant mutuellement, qui vont de la répression quotidienne des formes de vie populaires (l’occupation de l’espace public, la petite délinquance) à la poursuite du spectre terroriste. En Grande-Bretagne, comme ailleurs en Europe, c’est au nom de la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée que de nouveaux dispositifs d’identification, de fichage et de répression judiciaire ont été mis en place, avant d’être progressivement élargis à une part plus importante de la population. Il en va ainsi du fichier ADN, créé en 1995 dans le cadre de la répression de la criminalité organisée et dont la mission a été considérablement élargie en 2005 puisque, à la manière du STIC en France, toute personne (victime, suspect ou coupable) liée à un délit voit son ADN inscrit dans ce fichier, qui compte à ce jour près de 5 millions d’individus. En Grande-Bretagne, les logiques de l’antiterrorisme — un régime d’exception qui devient un mode de gouvernement de la criminalité, puis de la petite délinquance pour enfin devenir la légalité qui régit la vie quotidienne — se livrent à nu. C’est la même mécanique qui est à l’oeuvre dans le « Regulation of Investigatory Powers Act », adopté en 2000 et « qui donne des moyens supplémentaires aux autorités pour lutter contre le terrorisme et le crime organisé. Aujourd’hui, quelques 800 administrations – les collectivités locales, le fisc, la police, les services sociaux et même la poste – peuvent utiliser des techniques auparavant réservées aux services d’espionnage (filature, accès aux mails et aux relevés de téléphone) si elles le jugent nécessaire. À l’occasion, ces pouvoirs ont servi à faire suivre des parents soupçonnés d’avoir contourné la carte scolaire ou à vérifier qu’un congé maladie se justifiait bien [10].
La délation comme mode de gouvernement
Comme à chaque révolte de grande ampleur, les autorités doivent faire face au problème de l’identification des individus au sein de foules agissant souvent la nuit tombée. Les technologies de surveillance ne suffisent qu’à identifier une minorité de révoltés. La police, avec le soutien du gouvernement et de la presse dominante, a par conséquent recours à une méthode bien plus ancienne et efficace pour fabriquer des coupables : la délation. Rappelons-nous l’utilisation de la délation dans la répression des révoltes de 2007 à Villiers-le-Bel lorsque la police a glissé des appels à délation, avec promesses de rémunération à la clé, dans toutes les boîtes aux lettres du quartier. Il s’agissait alors, pour l’État français et sa police, de répondre à une question spécifique : doit-on rester dans l’impunité dès lors que les moyens d’identifications sont insuffisants pour retrouver les individus qui ont osé tirer sur la police lors des nuits d’émeutes ? [11]
À Londres, la pratique de la délation a dépassé de loin la seule distribution de tracts. La délation a joué un rôle de premier plan dans l’identification et la répression des révoltés. On peut parler d’une véritable culture de la délation lorsque que des journaux à grand tirage tels que le Sun ou le Daily Mail publient des dizaines de photos d’émeutiers, provenant de la vidéosurveillance mais aussi de leurs propres photographes, incitant les lecteurs à les dénoncer s’ils parviennent à les identifier. La méthode de la police de Londres se répercute jusque sur son site internet où l’on peut trouver des photos d’émeutiers : « Si vous reconnaissez les individus sur les photos, si vous disposez d’informations sur les violences et les désordres qui ont eu lieu, merci de contacter les enquêteurs. […] Vous pouvez aussi rapporter un crime et fournir des informations de manière anonyme. » Des internautes zélés ont même créé des sites comme « Catch A Looter » ou « London Riots Facial Recognition » qui met les techniques de reconnaissance faciale au service de l’identification des émeutiers. Cameron lui-même affirmera à propos de la vidéosurveillance : « La technologie travaille pour nous en capturant les images des auteurs de violence ; ainsi, s’ils n’ont pas encore été arrêtés, leurs visages sont connus et ils n’échapperont pas à la justice. »
Le lundi 15 août, Cameron prononce son « fightback speech » : les cendres des magasins partis en fumée sont encore chaudes, mais la police et la justice ont repris la main et annoncent une riposte à la hauteur de l’affront. Sur fond de propagande médiatique sur la « culture criminelle », le rôle des « gangs » et de débats d’intellectuels sur l’influence de la « culture noire », Cameron évoque l’« effondrement moral » du pays, et insiste sur le fait que les émeutes ont leur origine dans une « morale pervertie » (twisted morals) et non dans le racisme structurel, les violences d’État ou la pauvreté : « Des enfants sans père. Des écoles sans discipline. Des récompenses sans efforts. Des crimes sans châtiment. Des droits sans responsabilités. Des communautés sans contrôle […] La question n’est pas la pauvreté. La question est la culture, une culture qui glorifie la violence, sape le respect de l’autorité, et ne fait que parler de droits, sans jamais rien dire des devoirs ». Pour y faire face, Cameron propose un « service national non militaire » pour tous les Britanniques âgés de 16 ans (National Citizen Service Initiative), qui consisterait en un travail au sein de leurs communautés. 30 000 jeunes y seront soumis dès l’année prochaine. Dans le même sens, Boris Johnson, le maire de Londres, a demandé que les jeunes émeutiers soient envoyés dans des centres spécialisés (Pupil Referral Units, surnommées les « maisons de correction du XXIe siècle »). Jusqu’ici, seul le corps enseignant pouvait envoyer un enfant de l’école au PRU. Johnson tient aujourd’hui à ce que les tribunaux puissent y diriger les jeunes de 11 à 15 ans condamnés.
Max Hastings, éditorialiste du Daily Mail, écrit le 10 août : « ils [les émeutiers] sont avant tout des bêtes sauvages […] Leur comportement dans les rues ressemble à celui de l’ours polaire qui a attaqué un campement de touristes norvégiens la semaine dernière. Ils ont fait ce qui leur semblait naturel et, contrairement à l’ours, ils n’ont pas encore été abattus pour cela. » C’est chose faite avec la répression judiciaire, qui mériterait d’être évoquée en détail, tant par le nombre de condamnations que par le régime d’exception qui a présidé aux jugements à la chaîne des émeutiers présentés et jugés, jour et nuit, dans les tribunaux du pays. La collaboration médiatique tout comme l’atmosphère de délation ont également permis à cette « swift justice » de s’exercer pleinement. À cet égard, les propos du Chief Crown Prosecutor [12] de Manchester, Nazir Afzal, sont sans équivoque : « quand la justice est rapide elle est plus efficace. Il faut montrer la force et la puissance du système de justice criminelle, car nous représentons la société. […] Nous voulons qu’il subissent ce qu’ils nous ont fait subir ».
Le système judiciaire britannique s’efforce dans son fonctionnement de coupler une répression sans faiblesse à un souci affiché pour la victime, en invoquant l’idée de « justice réparatrice » (restorative justice), versant « humaniste » de l’appareil judiciaire. Néanmoins c’est plutôt le versant « dur » de la justice qui va prendre le pas, par exemple au travers de la stratégie du « naming and shaming », consistant à briser l’anonymat des inculpés mineurs quand les magistrats « estiment que cela est requis dans l’intérêt général », selon les mots du porte parole du Crow Prosecution Service (un juge, Tim Devas, dira en ce sens à un inculpé : « N’avez-vous pas honte de compter désormais au nombre des voyous arrêtés et d’être considéré comme de la racaille par le public ? ») Quant au versant « progressiste » de l’institution, il se traduit par les referral orders, fondés sur le principe de la justice réparatrice. Depuis 2002, ces mesures représentent la majorité des condamnations des 10-17 ans. La justice dite réparatrice répond à trois mots d’ordres : « responsabilité, réparation, réinsertion ». Le condamné doit se rendre à des séances dirigées par un représentant du programme, et deux volontaires de la communauté (Community panel members). Les « victimes » sont également invitées à y prendre part. Cette justice est investie par l’appareil judiciaire de vertus pédagogiques : le condamné « prend conscience » de la « gravité de ses actes », en se confrontant à la « victime ». C’est donc bien en son nom, et non celui de l’intérêt général, que la condamnation est prononcée. Il s’agit dès lors d’individualiser le délit et d’en attribuer l’entière responsabilité à son auteur, au travers de la confrontation avec la personne qui est assignée à un rôle de « victime ». Si vous volez, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même, la justice n’est que l’instance neutre qui place le condamné face à ses responsabilités, face au regard de la victime, que vous ne pourrez esquiver. Ce système de justice, souvent improvisé, sans cadre réel, tributaire d’expérimentations locales parfois contradictoires, est vidé de son sens par le système judiciaire britannique qui l’applique à la répression des atteintes à la propriété, en faisant d’un propriétaire de magasin une « victime ».
Pourtant, c’est une répression plus « nue » qui va constituer le sort de la majorité des inculpés. Et là encore, la fiction de l’indépendance de la justice va voler en éclats. Un magistrat du tribunal de Camberwell Green, Novello Noades, a en effet révélé l’existence de « directives » enjoignant les magistrats à condamner à de la prison ferme toutes les personnes impliquées dans les pillages et les émeutes, et leur demandant d’ignorer les « guidelines » habituelles préconisant des peines de substitution à la prison dans les cas d’émeutes : « Les instructions sont de donner une peine de prison pour toute personne impliquée dans les émeutes. Ce sont les instructions que nous avons reçues ». Novello Noades, rappelé à l’ordre, désavouera ensuite le terme de « directive » utilisé. Pourtant, l’existence de cette directive a été invoquée dans les tribunaux par certains magistrats pour justifier les refus d’accorder des mesures de substitution à l’emprisonnement. Un juge du tribunal de Camberwell affirme pour sa part avoir reçu des « instructions générales » lui demandant de ne pas appliquer les « guidelines » habituelles. Nul ne s’étonnera qu’au 15 août, les deux tiers des 1179 inculpés ont écopé de prison ferme. On sait par ailleurs que des fonctionnaires du ministère de la justice détachés auprès des cours conseillent les magistrats afin qu’ils se demandent « si leur pouvoir de punir est suffisant dans certains cas liés aux récents désordres ». Car les magistrats ont la possibilité de renvoyer des cas vers les « crown courts », tribunaux aux compétences répressives plus importantes.
Un ancien magistrat, Paul Mendelle, évoque l’« hystérie collective » qui s’est emparée de la Justice. En effet, les peines prononcées sont tétanisantes : 6 mois de prison ferme pour un Londonien de 23 ans, accusé d’avoir volé un pack d’eau d’une valeur de 4 euros dans un supermarché ; ou encore, cette mère de deux enfants à Manchester qui écope de 5 mois pour avoir accepté un short provenant d’un pillage. Sans évoquer les 4 ans de prison ferme qui ont sanctionné l’appel à la révolte lancé par deux habitants de Chester et Warrington, au nord-ouest du pays, via Facebook. Bien que cet appel n’ai pas été suivi de conséquences, le juge Elgan Edward estimera qu’il s’agissait là d’« un acte démoniaque […] Cela arrive au moment où la folie collective gagne la nation. Cette conduite est scandaleuse. Quant à la nature des messages postés, ils me glacent le sang. » Bien entendu, les motivations invoquées par les émeutiers sont évacuées et disqualifiées par les tribunaux, mais constituent un contre-discours récurrent. Une fille de 13 ans déclare ainsi devant le tribunal « Tous ces magasins riches pour gens riches reçoivent la monnaie de leur pièce, il est temps que les pauvres aient leur mot à dire dans ce pays ». Les propos d’un habitant de Hackney vont dans le même sens : « Les banquiers piochent bien dans l’argent public quand ils sont en difficulté. Pourquoi nous, on ne pourrait pas se servir ? »
Avant l’hystérie d’août 2011, qui a reproduit à grande échelle les mécanismes de la répression quotidienne des « incivilités » (petits illégalismes urbains), le système carcéral jouait déjà à plein son rôle de gestion de la pauvreté et d’écrasement de l’insoumission populaire par la prison. En ce sens, les années Cameron s’inscrivent dans la tradition répressive ouverte par Thatcher, et approfondie par Johnson et Blair. En 1995, 129 personnes étaient en taule pour vol à l’étalage, 1400 en 2005. Il faut noter qu’au Royaume-Uni, trois systèmes carcéraux se juxtaposent : un pour l’Angleterre et le Pays de Galles, un pour l’Écosse, un pour l’Irlande du nord. Soit 95 000 prisonniers en tout, 84812 pour l’Angleterre et le Pays de Galles, avec 139 prisons, dont 7 prisons privées. En 2008, le système carcéral avait déjà dépassé sa « capacité opérationnelle », soit le seuil de surpopulation admis. Parmi les détenus, on trouve beaucoup d’anciens soldats. Il y a, à l’heure actuelle, le double de vétérans en prison ou en conditionnelle que de soldats en opération en Afghanistan, la plupart condamnés pour des violences, notamment conjugales. Les incarcérations de 2011 font tourner à plein régime les prisons londoniennes qui ne suffisent plus. Avec les révoltes, ce sont près de 800 nouveaux prisonniers qu’il faut gérer — au point que des transferts massifs de détenus ont été opérés : les condamnés devant laisser la place à l’afflux de prévenus. Si des mouvements éclatent en prison, il faudra sans doute croire que c’est à cause de l’afflux de ces centaines de membres de gangs émeutiers que Cameron a voulu voir derrière des barreaux.
Manifestation du 13 août : compte-rendu et photographies
Le samedi 13 août, alors que la vague répressive déferlait, une manifestation avait lieu, organisée par les communautés du nord de Londres, en particulier de Tottenham, où tout a commencé. Habitués en France aux marches des comités vérité-justice qui sont généralement organisées par les familles et proches de victimes de crimes policiers, cette manifestation nous a étonnés à plusieurs titres.
Près de 400 personnes ont marché de Dalston à Tottenham scandant des slogans liés aux mesures d’austérité, « fight the cuts », ou appelant à l’autodéfense contre les forces de l’ordre : « When the police attacks, fight back ! fight back ! ». Seuls quelques slogans et revendications étaient directement liés à la mort de Mark Duggan. Ses proches semblaient d’ailleurs absents d’une manifestation où la dénonciation des crimes racistes policiers n’étaient qu’un élément parmi d’autres au sein d’une critique plus générale du système. Le message porté peut se résumer ainsi : un gouvernement qui va en Irak ou en Afghanistan piller les ressources de ces pays, qui laisse les banquiers s’accaparer les ressources nationales, ne doit pas s’étonner que les gens pillent à leur tour quand le rapport de forces s’inverse (on pouvait ainsi voir des pancartes avec l’inscription« Bankers are the real looters » — les banquiers ont les vrais pillards). Cette manifestation avait pour but de défendre émeutiers et pilleurs, souvent les enfants, les frères et soeurs des manifestants, en insistant sur les causes des émeutes : le chômage de masse, les coupes budgétaires, le racisme institutionnel. La diversité des groupes et la présence massive du SWP [13] et de ses mots d’ordres (le slogan « fight the cuts » — « non aux coupes budgétaires » — était dans toutes les bouches, ainsi que sur les nombreuses pancartes distribuées par leurs soins), donnaient une tonalité particulière à cette marche. On s’attendait à une marche vérité-justice, ce fut davantage une manifestation contre l’austérité que contre les violences policières. La présence de communautés multiples, toutes porteuses de leurs mots d’ordres propres (les Kurdes, en mémoire d’un membre du PKK ; les Turcs qui avaient défendu leurs magasins contre les pillages, venus soutenir les émeutiers et saper le discours des émeutes ethniques ; les groupuscules marxistes-léninistes venus porter des revendications liées à la politique économique ; les communautés jamaïcaines et caribéennes attachées à la dénonciation du racisme institutionnel) a contribué à replacer la question des révoltes dans le contexte plus large de la pauvreté, de sa gestion par la prison et de la domination raciale.
Reste que la critique de la justice, l’organisation d’une riposte face à la répression judiciaire semblait absente des préoccupations. Nous avons en effet été frappés par la vue des parvis de tribunaux désertés : aucun rassemblement, de proches ou de soutiens. Comme si, une fois avalés par la Justice, les émeutiers étaient abandonnés à leur sort.
Notes
[1] Ces chiffres impressionnants ne reflètent pourtant pas l’ampleur attendue de la répression. 30 000 personnes seraient pourchassées par la police, à plus ou moins long terme, comme l’a confié une source policière au Daily Mail (voir cet article de Paul Stuart). Le commissaire Nick Sedgemore a bien résumé les choses, déclarant :« Cela ne nous dérange pas de criminaliser une section de la société. »
[2] L’Independent Police Complaints Commission, équivalent britannique de l’IGS (Inspection Générale des Services), enquête sur les plaintes contre la police.
[3] Un témoin affirme ainsi : « Ils [les policiers] avaient de gros pistolets, puis j’ai entendu quatre détonations. La police lui a tiré dessus alors qu’il était au sol. Plus tard, j’ai entendu que l’homme était mort », « Shooting inquiry : answers to the key questions behind the man who was gunned by polcie triggering riots », Daily Mail, 9 août 2011.
[4] À la différence des émeutes de Brixton, cantonnées à un quartier essentiellement habité par des Noirs, et principalement dirigée contre la police, les émeutes de 2011 ont eu lieu dans des quartiers ouvriers blancs, dans des quartiers à majorité noire (caribéens et jamaïcains), et dans des quartiers dits « asian » (pakistanais, indiens et arabes).
[5] Pourtant, dans d’autres circonstances, quand l’hystérie antiterroriste prend l’État, ce dernier est pourtant enclin à chercher des terroristes potentiels au sein de ces communautés « dociles » (pakistanaises ou indiennes notamment).
[7] Au cours de ces émeutes du début du mois d’octobre 1985, un flic sera lynché par les révoltés. Trois personnes seront condamnées à la prison à perpétuité, sans qu’aucun témoignage ou preuve matérielle n’ait pu prouver leur culpabilité. En 1991, ils seront libérés, après qu’une expertise technique ait montré que les dépositions en garde à vue, élément central de l’accusation, avaient été falsifiées.
[8] On peut voir à ce sujet le documentaire 4ward forever the heroes, que l’on doit à United families and friends, un collectif qui lutte en solidarité avec les morts dans les commissariats, en prison et dans les hôpitaux psychiatriques. À l’origine, signe de la dimension raciale des violences d’État en Grande-Bretagne, ce sont des familles noires qui se constituent en réseau, en 1997, puis élargissent l’organisation à des familles blanches dont les proches sont eux aussi morts dans un de ces lieux d’enfermement.
[9] « Londres : l’insondable péril jeune », Libération, 11 août.
[10] « Fouilles, fichiers ADN, photographes suspects : les lois antiterroristes ont mis le Royaume-Uni sous surveillance », Le Monde, 17 avril 2010.
[11] Voir Collectif angles morts, Vengeance d’État. Villiers-le-bel des révoltes aux procès, Syllepse, 2011.
[12] Le Crown Prosecution Service (Service national des poursuites criminelles) est une organisation nationale qui se compose de 42 régions. Chaque région est dirigée par un Chief Crown Prosecutor (procureur de la couronne) et correspond à une zone d’intervention policière. Ce service a été créé en 1986 afin que des poursuites pénales puissent être engagées dans les affaires ouvertes par la police, ce qui était impossible auparavant.
[13] SWP : Socialist Workers Party. Parti trotskiste, ne participant pas au jeu électoral. Par rapport aux formations trotskistes françaises, le Swp a la particularité d’être implanté dans les communautés non-blanches et de s’engager sur les questions de racisme institutionnel, de soutien à la Palestine, sur des positions bien différentes du NPA par exemple (le rapport au port du voile par exemple est lourd d’enseignements).
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