À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

28/06/2011

« Journaliste : un si beau métier »

Franz Durupt

Nous publions ci-dessous, avec son accord et sous forme de « tribune » [1], le témoignage et l’analyse proposés par un étudiant en journalisme, rédigés pour un magazine réalisé à l’Ecole supérieure de journalisme de Lille. Une suite aux Petits Soldats du journalisme de François Ruffin [2], en quelque sorte… (Acrimed)
Ce que l’on entend sans cesse …
« … pour t’expliquer rapidement, très rapidement le truc puisque tu as l’air d’avoir du mal à saisir l’essence de ce métier. Tu vois, journaliste comme l’a si bien dit France Info, “c’est une vocation”, et cette vocation elle implique des sacrifices, comme cette journaliste qu’ils ont photographiée dans une cave en Argentine et qui bouffe une conserve et n’a pas dormi plus de quatre heures. Je veux dire, on n’est pas à La Poste ici. Le midi on mange un sandwich et hop on se remet au boulot parce que l’actu n’attend pas que tu aies mangé ton gratin de patates pour avancer. Journaliste c’est pas un métier comme les autres et ça veut dire que tes journées commencent à sept heures, se terminent à vingt-deux heures et c’est comme ça quoi, et pour tenir le choc il y a une formidable invention qui s’appelle le café, c’est notre meilleur ami avec les cigarettes. Dans ce métier, je te le dis comme un conseil, il n’y a pas trente-six recettes pour réussir : il faut être prêt à sacrifier son temps perso, si on t’appelle le dimanche soir à vingt-trois heures pour un truc TU Y VAS et tant pis la famille. Il y a des impératifs dont tu n’as pas l’air d’avoir conscience, c’est pour ça que je te dis tout ça, c’est parce que je t’aime bien, si tu ne t’adaptes pas tu n’iras pas très loin parce qu’il y aura toujours quelqu’un prêt à le faire à ta place. »
Ce genre de discours, nous y avons droit quotidiennement, depuis notre école de journalisme jusque dans les rédactions, en passant par les interventions médiatiques des « vieux routards » toujours prolixes en matière de conseils. Ceux qui tiennent ces propos en sont-ils conscients ? Ils illustrent la thèse du sociologue Alain Accardo [1] : « Les membres de la profession [...] sont soumis dans les écoles de journalisme à un apprentissage dominé par la croyance élitiste, définitive et indiscutée, que “le journalisme n’est pas un métier comme les autres” et que ceux qui l’exercent n’ont rien en commun avec de vulgaires “fonctionnaires” réputés pointilleux sur le respect des horaires, enclins à l’absentéisme et toujours prompts à réclamer leur dû. »
La manœuvre est d’autant plus belle qu’elle est subtile : des conditions de travail parfois inacceptables deviennent un caractère essentiel, et même charmant, de notre métier, qui se veut avant tout, selon le discours d’autocélébration en vogue dans la profession, une “passion” ou une “vocation”. Etre sous pression, se sentir débordé, frôler le craquage par manque de sommeil, avoir quarante trucs à faire, bosser la nuit, fumer des clopes et boire du café… ouais, c’est notre “putain de boulot”. Ça tombe bien : c’est aussi ce qui assure le fonctionnement d’entreprises de presse soumises à la loi du marché. Lesquelles ont besoin de gens besogneux, prêts à oblitérer une partie de leur vie privée pour la beauté de leur vocation. Nulle théorie du complot derrière tout cela. Les patrons de presse ne se réunissent pas chaque semaine en se demandant comment ils vont pouvoir presser le citron un peu plus.
Alain Accardo précise  : « La logique du marché est constamment présente dans le fonctionnement du champ journalistique, mais de façon médiate et euphémisée le plus souvent, par exemple à travers les consignes et le style de travail imposés par des directions elles-mêmes expertes dans l’art de traduire et transfigurer, sans effort et sans calcul explicite, les impératifs économiques en règles techniques et morales spécifiques de la pratique professionnelle. » Et le sociologue de citer le présentateur d’un JT de France 2, dans les années 1990 : « Il vaut mieux un sujet mal ficelé le jour même qu’un sujet bien fait deux jours après. » Ou encore ce rédacteur en chef de la même chaîne : « Le bon sujet, c’est celui qui passe avant tous les autres... Il ne faut pas que ça sorte avant chez les concurrents... Quand on ne veut pas être le premier, on ne fait pas ce métier. »
Les « forçats de l’info »
Le cliché contemporain veut qu’Internet soit responsable du flux permanent d’informations qui nous arrivent et du manque de recul des médias sur celles-ci. On rappellera simplement qu’en 1989, les journaux, télévisions et radios du monde entier se sont précipités tout seuls sur l’affaire du charnier de Timisoara. Que le fiasco d’Outreau, en 2001, n’est pas seulement celui de la justice, mais aussi celui des grands médias. Que l’emballement autour de l’affabulatrice du RER D, en 2004, s’est fait sans l’aide d’Internet mais avec celle de l’AFP.
Mais c’est bien Internet, avec les sites d’information en continu, le plus souvent issus de grandes rédactions papier, radio ou télé, qui a mis en lumière les conditions de travail déplorables d’un certain nombre de précaires. En mai 2009, Le Monde disait de ces « forçats de l’info » qu’ils « ont suivi le parcours obligé : stage, contrat de professionnalisation, contrats à durée déterminée (CDD), avant d’espérer un hypothétique contrat à durée indéterminée (CDI). Ils enchaînent les journées de douze heures, les permanences le week-end ou la nuit. » Ce début d’année 2011 a même été marqué par un mouvement de grève des salariés du Post.fr (filiale du Monde Interactif), à la fin du mois de février, qui dénonçaient leur précarité. Les collaborateurs de Lequipe.fr, quant à eux, ont menacé de faire grève au début du mois de mars. Internet n’est évidemment pas le seul média concerné. Certains n’ont d’ailleurs pas manqué de faire valoir que la situation de ces “forçats” n’était pas nouvelle. Ainsi Eric Mettout, rédacteur en chef de Lexpress.fr, justifiait-il dans l’article du Monde cité plus haut : « Des OS de l’info, il y en a toujours eu ! Ce n’est pas le Web qui les a créés. Moi aussi, j’ai fait de la brève, j’ai passé des heures le cul posé à côté du téléscripteur... » C’est une évidence : puisque cela a toujours existé, pourquoi les nouveaux venus y échapperaient-ils ?
« Pas envie de me prostituer pour 2,70 € de l’heure »
Un étudiant m’a raconté une anecdote révélatrice du chantage pratiqué envers ceux qui rechignent à se vouer tout entiers à leur passion. En pige dans une station du réseau France Bleu, au terme d’une journée de dix heures sans manger, la rédactrice en chef lui demande s’il serait disponible pour un reportage supplémentaire, puis disparaît. Après avoir attendu une heure sans l’avoir revue, il se résout à partir. Mais la rédactrice en chef le rattrape et lui demande où est son papier. « Tu me fous dans la merde, j’ai dit qu’on l’aurait demain », s’énerve la supérieure. Alors l’étudiant argue que, payé « 2,70 € de l’heure » (60 € le week-end), il ne « va pas faire des heures en plus comme ça. » La voilà donc qui s’énerve : « Tu te prends pour qui ? On est tous passés par là, moi aussi j’ai été pigiste, et quand on est pigiste on ne compte pas ses heures. » Le lendemain, c’est au tour de la présentatrice d’interpeller le pigiste : « Si tu fais ce genre de trucs, tu vas te griller. Moi je le prends bien, mais les trois quarts des gens ne l’acceptent pas. » L’étudiant ira s’excuser, « parce qu’humainement ça me fait chier », dit-il, mais il n’a « pas envie de [se] prostituer pour 2,70 € de l’heure. »
« Si tu dis, après sept heures de travail, “j’ai fini je m’en vais”, je ne connais pas beaucoup de boîtes où on ne te dira pas de dégager », confirme Pierre Savary, directeur des études de l’ESJ. Tout l’enjeu de notre formation, détaille-t-il, est de nous « expliquer ce qu’est le monde réel une fois sortis de l’école, pour savoir que c’est comme ça sans dire pour autant que c’est bien », mais aussi de nous « armer pour ne pas nous laisser bouffer. » Car « oui, certains responsables jouent sur le côté “passion” du journalisme pour pressuriser au maximum. »
Un abus que reconnaît également Cédric Faiche, rédacteur en chef adjoint à BFM TV, chaîne d’information en continu. Mais il insiste sur le fait qu’étant dépendant de l’actualité, le journaliste ne peut avoir un planning fixe. « Avec ce qui se passe au Japon, ce week-end on va tous travailler, et dans l’équipe tout le monde trouve ça normal », dit-il. « C’est comme un médecin : lorsqu’il y a une épidémie de grippe, il a forcément plus de travail. »
De son côté, Luc Folliet, qui travaille actuellement pour Reuters, fait le constat que s’il n’a « jamais eu l’impression de travailler plus que la normale » ; les horaires de travail d’un journaliste, surtout celui qui travaille pour un JT du soir, sont nécessairement en décalage avec ceux de son public : « Le journaliste travaille quand les autres ne travaillent pas. »
Que l’on ne se méprenne pas : le métier de journaliste n’est pas le seul à produire de lui-même une vision idéalisée. Comme le précise Alain Accardo (dans un échange électronique que j’ai eu avec lui) « il n’est pas de corps de métier qui ne se préoccupe peu ou prou d’optimiser l’image de la corporation, non seulement aux yeux du public extérieur mais aussi à ses propres yeux. » Mais, écrit-il, les journalistes, plus encore que les autres membres de la classe moyenne, sont particulièrement fascinés par « la composante la plus dynamique, la plus riche, la plus influente des classes dominantes (et possédantes). » Laquelle est « la fraction entrepreneuriale et managériale, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui sont l’incarnation exemplaire de la logique du pouvoir, de ce monde des affaires qui impose sa loi au reste de la société. » Et la volonté de ressembler à cette fraction « implique une adhésion totale à un des articles de foi de la bourgeoisie dominante, que celle-ci a réussi à faire inculquer jusqu’à la base de la pyramide sociale : la croyance typiquement républicaine et méritocratique que seul le travail acharné est couronné par la réussite, qu’il ne faut pas pleurer sa peine, qu’il faut “s’investir à fond” pour gagner. » Une croyance à laquelle chacun est prié d’adhérer chaque jour.
Dans une récente émission de « Vie privée, vie publique » sur France 3, ce bon vieux Michel Drucker, racontant ses débuts, donnait ce précieux conseil aux jeunes qui, comme lui, veulent avoir un canapé rouge : « Arriver le matin avant tout le monde, partir le soir après tout le monde. » Une banale manifestation de la pédagogie de la soumission.

Notes

[1] Les « tribunes » que nous publions n’engagent pas la responsabilité collective de l’association.
[2] Paru en février 2003, aux éditons des Arènes.

http://www.acrimed.org/article3623.html

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