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14/07/2010

La crise grecque: le maillon le plus faible de la «chaîne néolibérale»

Yannis Thanassekos

Brève contextualisation historique

Dépourvue d’un long processus d’accumulation capitaliste, héritière des limites d’une lutte d’indépendance nationale (1821-1830) – par rapport à un Empire Ottoman en déclin – qui n’a pas pu, pour cette raison même, se muer en une révolution bourgeoise classique, combinant des éléments d’un sous-développement structurel à prédominance agricole et d’une forme d’Etat oligarchique soumis aux diktats des puissances étrangères, peinant plus d’un demi-siècle pour achever son unification territoriale (1830-1913), meurtrie par l’échec de ses malheureuses aventures expansionnistes en Asie Mineure (1919-1922), sous le joug d’une dictature militaire (1936-1940), saignée à blanc par une occupation nazie sauvage et une guerre civile sanglante au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, livrée par le stalinisme à la répression et à la domination anglaise d’abord, américaine ensuite (accords de Yalta et leurs suites), plombée par un Etat militaro-policier jusqu’à la fin de la décennie 1950, brisée dans sa timide tentative de démocratisation du début des années 1960 par l’intervention musclée des colonels grecs soutenus par les Américains (1967-1973), handicapée par des ruineuses dépenses militaires eu égard à son PIB (menace turque et situation géopolitique obligent), la Grèce n’accède finalement à la «modernité capitaliste» et ne recouvre la démocratie que fort tardivement: à partir de la décennie 1970 plus précisément. Et ce, eu égard à ses structures, de façon à la fois artificielle et fragile.

Pour ce faire, elle bénéficia largement des subventions structurelles européennes: elle devient membre de la Communauté européenne après la chute de la dictature, période durant laquelle le traité l’associant à la Communauté avait été suspendu. Ces aides constituent le principal levier, de nature essentiellement exogène, de son développement et de sa modernisation. Mais un développement, aussi impétueux soit-il, ne peut éradiquer le poids du passé, ses épaisseurs, ses pesanteurs et ses inerties. Aussi, l’image qu’offre la Grèce, dans les décennies 1990-2000, est celle d’un étrange mélange d’éléments «archaïques» et «hypermodernes» à la fois au niveau des structures, des comportements et des mentalités. Loin d’atténuer les tensions que génère un tel mélange – qui devient parfois explosif – le développement néolibéral de deux dernières décennies n’a fait que les amplifier et les amener à leur point d’ébullition ainsi que l’atteste la crise présente.

Les pesanteurs du passé

Venant des épaisseurs de son passé lointain, quatre «tares» caractérisent la société grecque – elles ont été largement évoquées et commentées ces dernières semaines par tous les éditorialistes et autres «experts» du «naufrage grec». Résumons les brièvement: 1° une fraude fiscale à grande échelle érigée en système dans toutes les strates de la pyramide sociale ; 2° une corruption phénoménale à tous les niveaux de la société, du pouvoir et des institutions ; 3° ces deux facteurs alimentent une économie souterraine toute puissante (lieux où se solidarisent et se rendent complices toutes les fraudes et tous les fraudeurs, des plus petits aux plus grands) ; 4° un Etat hydrocéphale fondé sur un clientélisme de partis et une massification d’emplois et de fonctions fictifs.

Certes, aucune société capitaliste, même davantage développée, n’est épargnée par ce type de tares – voir l’Italie, pays de la corruption par excellence, le nombre inouï de scandales en France, en Allemagne et ailleurs sans parler des paradis fiscaux en Europe même (Autriche, Grande-Bretagne, Lichtenstein, Luxembourg, Suisse, Chypre) et des «niches fiscales» qui ne sont que de la fraude fiscale légalisée. Système d’extorsion généralisée, le capitalisme porte en son sein ces «tares» et bien d’autres choses encore.

Pourtant, ce n’est pas pour autant qu’il faut nier la réalité de la spécificité grecque: comme les lourdeurs et les inerties du passé s’affrontent à présent brusquement, et sans aucun appareil de médiation régulateur, avec les contraintes et les accélérations de la mondialisation néolibérale, ces tares apparaissent effectivement comme phénoménales – et elles le sont en effet. Davantage encore que dans tout autre pays de la zone euro, «le Grec» vit à crédit depuis une bonne trentaine d’années maintenant. Ici, plus qu’ailleurs, le «développement» n’était qu’un développement fictif, construit sur du sable.

La Grèce qui, depuis son intégration dans la zone euro, se présentait aux yeux de tous comme le meilleur élève des douze – comme l’Espagne et le Portugal dans une moindre mesure –, devient aujourd’hui, brusquement, le plus mauvais élève de la classe, voire l’élève à exclure. La chaîne néolibérale s’est brisée en son maillon le plus faible – il n’est pas à exclure que l’Espagne et le Portugal suivent.

L’hypocrisie néolibérale et socialiste

Les dirigeants européens et leur CAC40, sans parler des gendarmes du FMI, connaissaient parfaitement l’état des finances publiques grecques, ainsi que les malversations de tous les gouvernements grecs, aussi bien de la droite que du PASOK («socialiste»). Pourtant, c’est avec une hypocrisie sans borne qu’ils font semblant aujourd’hui d’avoir tout ignoré et qu’ils s’indignent comme des vierges effarouchées, des «tricheries» grecques, des chiffres et données statistiques «tronqués», etc.

Aussi, pour légitimer et justifier le plan d’austérité draconien qu’ils imposent au peuple grec – grâce aux bons offices du «socialiste» Papandreou et de l’appareil répressif de l’Etat grec –, ils n’ont pas trouvé mieux que de lui conférer le caractère d’une lutte sans merci contre les «tares» de la société grecque que nous venons d’évoquer. Tel est le discours.

La réalité est toute autre. En effet, à bien regarder le plan d’austérité récemment voté par la majorité parlementaire «socialiste» – les trois parlementaires qui ont voté contre ont été exclu sur le champ du groupe parlementaire –, les mesures proposées, ainsi que quelques dispositions antérieures ne visent que très partiellement la correction des dites «tares».

L’essentiel des mesures vise de façon absolument abjecte toutes les couches populaires, les salarié·e·s (précarisation et flexibilité accrues), les fonctionnaires publics et les pensionnés (suppression du du 13e et 14e salaire), l’enseignement public (blocage du recrutement et des nominations), le système de santé (déjà dans un état lamentable), le système de retraite (allongement de la durée des cotisations et de l’âge légal de la retraite), réductions drastiques des dépenses publiques et, comble de tout, des augmentations substantielles de la TVA qui frappent de plein fouet le pouvoir d’achat des plus démunis.

En revanche, ici comme ailleurs en Europe, les impôts sur les hauts revenus, les sociétés et les grandes entreprises, les bénéfices boursiers, le patrimoine colossal de l’Eglise, ne sont guère sollicités et mis à contribution pour réduire la dette publique – ils sont, intouchables. Finalement, le plan prévu pour la Grèce, ne diffère en rien du plan général d’austérité et de rigueur prévu à la dernière réunion des dirigeants européens pour l’ensemble des pays de la zone euro.

La spéculation sur la dette publique

Que la dette publique soit devenue aujourd’hui l’objet de spéculations boursières, personne ne l’ignore plus désormais. Enfermés dans leurs propres pièges, les «experts» néolibéraux ne s’en cachent pas. Comme pour tout le reste, c’est à présent au tour des Etats souverains d’entrer dans la danse macabre de l’ «orthodoxie monétaire» et d’être côtés en Bourse.

Lors des premières tortueuses discussions pour dégager les moyens financiers afin de «sauver» la Grèce du naufrage, le «sauvetage» a pris la forme brutale d’une prédation: pour accorder de nouveaux prêts à Athènes destinés à lui permettre de faire face à ses engagements antérieurs, les Etats européens allaient acquérir les capitaux nécessaires au marché financier international au taux «honorable» de 1,5%. La Grèce, quant à elle, était sommée de rembourser son «prêt» aux dits Etats au taux encore plus honorable de…7,5% !

Mêmes des députés français de l’UMP se sont dits «offusqués» d’une telle «rente» perçue sur le dos d’un pays «ami» aux abois. Mais comme l’annonce de ces premières mesures n’a nullement calmé l’ardeur des spéculateurs et craignant la contamination du processus à l’Espagne et au Portugal, les «stratèges» néolibéraux, secondés par le FMI et la BCE, se sont résolus à déployer les grands moyens: engager des nouveaux prêts (toujours en recourant au marché des capitaux) et ouvrir des lignes de crédit, le tout pour un montant de 750 milliards d’euros, soi-disant afin de soutenir les pays de la zone en difficulté – à commencer par la Grèce, l’Espagne et le Portugal – en fait, afin de soutenir le cours des titres de leur dette publique menacés de dépréciation et pour permettre au capital financier de continuer à se gaver de nouveaux titres qui vont être émis par ces Etats.

La contrepartie ? C’est simple: rendre encore plus drastiques les plans d’austérité déjà en vigueur dans tous les pays européens, potentiellement bénéficiaires ou non de l’aide. C’est ainsi le champ de prédation du capital financier transnationalisé s’est du même coup considérablement élargi et approfondi: de jour en jour, il devient ainsi plus évident que sa boulimie ne peut avoir pour condition que l’universalisation de la pauvreté et de la misère.

Le lendemain de cette annonce «fracassante», et pour un seul jour, les Bourses se sont envolées… pour piquer du nez un jour après ! Désormais, ce ne seront plus les Etats, un par un, qui seront suspendus aux aléas de la Bourse, mais l’ensemble de l’Union Européenne (UE). Il est à parier que ce nouveau mécanisme – salué comme inédit et salutaire par les apprentis sorciers du néolibéralisme –, ne fera que radicaliser le «cercle vertueux» de la spéculation et ce d’autant plus, que les mesures d’austérité envisagées loin de donner un coup de pouce à la croissance tant attendue, risquent de précipiter les pays les plus fragilisés dans une récession durable.

Comme par le passé, le sacro-saint dogme du «pacte de stabilité» – économiquement absurde et politiquement inventé pour faire barrage à toute revendication salariale et sociale – est mobilisé, martelé, pour justifier et légitimer cette «nouvelle économie politique».

Mais le véritable enjeu immédiat de celle-ci se situe ailleurs: il s’agit pour le capital et ses marionnettes politiques, de prendre la mesure des résistances qu’offriront à la brutalité néolibérale, les couches populaires, les salariés, les employés des services publics, les agriculteurs, les précaires, les chômeurs et les laissés pour compte. Ils veulent mesurer leur degré de résignation et le coup politique de cette nouvelle offensive.

Et il ne faut point avoir de doute: si cette résistance s’avère massive, résolue et potentiellement dangereuse, ils n’hésiteront pas un instant à suspendre certains articles des Constitutions – ceux qui garantissent précisément les libertés publiques – pour laisser libre cours à l’appareil répressif des Etats afin d’établir l’ordre. Au lendemain des vastes mobilisations qui ont ensanglanté Athènes, des voix se sont déjà levées pour réclamer de telles mesures. L’érosion de la démocratie est déjà en cours depuis au moins une bonne dizaine d’années sous les coups conjugués de la prétendue lutte contre le «terrorisme international» et d’une politique suavement orchestrée de criminalisation accrue de toute revendication sociale. A présent, on s’apprête à lui donner le coup de grâce.

* Ce texte a été écrit en mai 2010. Depuis lors, les plans d’austérité et la «résistance» ont évolué. Mais cet article fournit un cadre fort utile pour comprendre la «crise grecque».

http://www.labreche.ch/Ecran/GreceThanassekos10_07.html

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