Henri Maler
Présentation du livre de Vincent Goulet, Médias et classes populaires. Les usages ordinaires des informations (préface de Patrick Champagne), INA éditions, septembre 2010, 339 p., 20 euros.

Quel est le « pouvoir des médias » ? Ainsi posée la question se transforme trop souvent en faux problème, du moins quand on prête aux médias un « pouvoir » (analogue à celui d’une plante médicinale) dont ils seraient spécifiquement dotés ; un « pouvoir » mécaniquement attribué aux messages qu’ils diffusent et que les récepteurs subiraient passivement ; un « pouvoir » qui s’exercerait indépendamment de tout autre rapport de domination sur des publics non seulement passifs, mais socialement indifférenciés. De longue date les études et les sociologies les plus diverses – notamment les sociologie de la réception - ont permis de récuser de tels schémas qui ne cessent pourtant de hanter les critiques quotidiennes des médias [1] .
L’ouvrage de Vincent Goulet apporte, précisément, une contribution d’une rare richesse à la sociologie de la réception qui inverse le questionnement banal en s’interrogeant, non pas sur ce que les médias font aux publics, mais sur ce que les publics – en l’occurrence les classes populaires – en font et, par là, font aux médias : quels usages ces classes populaires font-elles particulièrement des informations, mais aussi comment ces usages, par une sorte d’action en retour, contribuent-ils pour une part à produire ces informations ?
Pour l’essentiel (mais pas seulement), l’enquête de Vincent Goulet repose sur des observations recueillies et des entretiens réalisés dans un quartier populaire de la banlieue bordelaise où l’auteur a séjourné pendant trois ans. Il s’agit donc d’une enquête ethnographique, fine et détaillée, qui prend à revers les affirmations massives souvent soutenues par le recours abusif à des sondages d’opinion.
On se bornera ici à résumer les principaux résultats de cette enquête pour inciter à la lire avant de la discuter : la lire car ce résumé assèche inévitablement le travail de Vincent Goulet qui vaut précisément par la multiplicité et la qualité des observations concrètes et des entretiens particuliers, effectués dans les situations les plus diverses.
Les chapitres suivants analysent les usages des informations dans les discussions qui ont lieu dans les divers espaces de réception. Cette sociologie de la conversation, qu’évoque Patrick Champagne dans sa préface, est aussi une invitation à réfléchir aux limites des vertus démocratiques que les médias s’attribuent, notamment en matière de débats.
Les observations et les analyses proposées par l’auteur sont particulièrement attentives à la diversité des situations et des positions sociales occupées dans chaque espace en fonction des atouts dont disposent les différents acteurs : chaque observation, chaque entretien est l’occasion d’une explication circonstanciée qu’il est impossible de résumer ici.
II. La deuxième partie (II. « Les fonctions sociales et identitaires des informations ») se propose de comprendre comment les membres des classes populaires intègrent les informations à leur vie et leur donnent sens, c’est-à-dire à quelles fonctions sociales répond la consommation médiatique, et en particulier comment elle permet aux individus de se situer dans le monde social » (chap. 1 : « Les pratiques médiatiques : une scène de la construction identitaires »).
L’auteur souligne que le rapport aux médias s’inscrit dans une histoire longue qui commence dès l’enfance. Il met en évidence l’existence d’une réception particulière au sein des familles immigrées et montre comment la réception des médias des pays d’origine et l’usage des informations en provenance de France permet à la fois une gestion des « racines » culturelles et, progressivement, une assimilation (au sens sociologique du terme) des immigrés.
Plus généralement, les repérages identitaires s’appuient sur des valeurs et des représentations : les informations sont appréhendées à travers des schèmes (selon le mot de l’auteur) ou des « grilles » (si l’on veut). L’auteur distingue trois schèmes principaux, qui sont déterminés par les conditions de socialisation et d’existence, et traduisent, ou mieux trahissent, « la position dans la hiérarchie sociale, l’angoisse existentielle devant la précarité de la vie, le désir d’ascension sociale à travers la progéniture ».
Ces schèmes ne sont pas produits et imposés par les médias, même si ceux-ci les confortent, mais par les conditions d’existence des classes populaires. Le mépris social qui, sous couvert de contestation radicale des médias, transpire dans certaines formes de leur critique peut reposer sur l’ignorance de ces schèmes et, surtout de leurs raisons sociales.
III. La troisième partie (III. « Construction du jugement et compétence politique populaires ») est consacrée à la place particulière qu’il convient de réserver, parmi les usages ordinaires des informations médiatiques, aux « usages politiques de l’actualité », pour tenter de saisir ce qui fait la spécificité de la compétence politique du populaire.
Cette double demande est formulée à travers la catégorie floue d’insécurité (dont le sens varie selon les destinataires) et rend les publics populaires particulièrement attentifs aux injustices de la Justice. Ce que montre l’analyse des entretiens est ici confirmé par une étude de cas consacrée à l’affaire Dutroux et à son processus de médiatisation.
Le choix, par les milieux populaires, de la parole médiatique dans laquelle ils se reconnaissent dépend, selon l’auteur, de trois facteurs : un accord de fond, une compatibilité de forme, une reconnaissance de positions. Or l’émission de RMC répond à ces trois exigences, comme le montre l’analyse que propose Vincent Goulet de la position de l’émission dans le champ médiatique, de ses propriétés sociales et culturelles, du dispositif de mise en forme du public.
« Les médias populaires d’aujourd’hui sont des médias commerciaux qui parviennent à toucher les ressorts de la sensibilité et de lecture populaire du monde mais qui n’ont pas d’autres logiques que celles du profit et de la rentabilité. Quant aux médias “engagés” qui cherchent à défendre les intérêts des classes populaires, ils sont justement peu lus par ceux dont ils s’affirment les porte-parole : la logique de la légitimité politique les conduit à adopter des mots, des représentations et des schèmes qui ne sont pas ceux de leurs lecteurs […]
Depuis Le Cri du peuple de Jules Vallès, qui au XIXe siècle avait réussi à conquérir une véritable audience dans les milieux populaires, aucun journal (sauf peut-être L’Humanité après la Deuxième Guerre mondiale, mais d’abord parce qu’il s’appuyait sur l’influence du Parti communiste), n’a réussi à être à la fois engagé et populaire. Alors que le champ médiatique est en pleine restructuration, s’engager dans l’aventure de la construction d’un tel média supposerait de rompre avec tout préjugé intellectualiste, de prendre au sérieux les faits divers, le sport, les potins pour ce qu’ils recèlent d’une forme de conscience politique pour les articuler de façon plus souple avec les discours programmatiques et le jeu politique.[…] ».
Henri Maler
P.-S. : Vincent Goulet sera l’invité d’un prochain Jeudi d’Acrimed à Paris, le 27 janvier 2011.
Notes
[1] Sur ce sujet, voir ici même : « Lire : Du côté du public, de Brigitte Le Grignou ».
[2] Voir par exemple à ce sujet : « Où en est la critique des médias ? » (entretien avec la revue Mouvements, avril 2010).
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