« Le sociologue et l’historien » de Pierre Bourdieu et Roger Chartier, Editions Agone avec Raisons d’Agir et l’Ina éditions ,2010, 112 pages, 13 euros
Pour le lecteur qui ne connaît pas les travaux de Pierre Bourdieu on ne peut que recommander la lecture de ce petit livre qui est la transcription de cinq entretiens de France Culture entre l’historien Roger Chartier et le sociologue Pierre Bourdieu. C’est une merveilleuse introduction à l’œuvre du sociologue. « Son mérite est, comme le dit dans la préface Roger Chartier, de saisir au plus prêt de la vivacité de l’échange la manière de penser [de Bourdieu]. » Ces cinq entretiens font rencontrer « un Bourdieu enjoué, ironique avec les autres mais aussi avec lui-même, un Bourdieu sûr des ruptures scientifiques opérées par son travail, mais également toujours prêt au dialogue avec d’autres disciplines et d’autres approches. » Quoique qu’aient pu dire ses détracteurs (et osent dire encore) c’est là le portrait le plus exact que l’on puisse donner de lui.
En réponse aux questions, informées, précises, attentives aux contradictions tout en restant chaleureuses, de Roger Chartier, Bourdieu développe ce que peut être une sociologie qui, qu’elle le sache ou non, qu’elle le veuille ou non, répond à des questions extrêmement importantes ; qui, en tout cas, les pose et a le devoir de les poser mieux qu’elles ne se posent dans le monde social ordinaire. Cette sociologie en se donnant les moyens de placer les auditeurs- lecteurs dans une position d’auto-analyse rompt totalement avec la conception de l’intellectuel total assuré de sa fonction prophétique qui, en le situant du coté du sacré, le séparait des profanes. Mais ce travail qui consiste à rendre problématique ce qui semble aller de soi dans le monde social nécessite d’interroger les catégories utilisées pour penser le monde en mettant au jour tous les rapports de force qui construisent les évidences. C’est dire que le pouvoir symbolique qui consiste à imposer avec des mots des schèmes de pensée est toujours un enjeu de luttes.
Le deuxième entretien traite des rapports entre la connaissance et la liberté. D’entrée de jeu Bourdieu déclare : « nous sommes déterminés et nous avons une petite chance de devenir libre, nous naissons dans l’impensé et avons une toute petite chance de devenir des sujets. » Tenant aux catégories de pensée, aux structures mentales, aux manières universitaires, les intellectuels –manipulateurs du symbolique- résistent tout particulièrement à la sociologie : ils peinent, plus peut-être que tout un chacun, à se réapproprier la connaissance des déterminismes qui leur permettrait pourtant de devenir un petit peu le sujet de leurs pensées. Cette analyse conduit Bourdieu à une critique des doxosophes « savants de l’apparence et savants apparents » et à penser que « dire ce qu’il en est du mode social » atténuerait beaucoup de souffrances puisque « le peuple, étant particulièrement dominé, est particulièrement dominé par les mécanismes symboliques de domination ». Dans le troisième entretien (intitulé « Structures et individu »), Bourdieu en réponse à une question de Roger Chartier considère que l’opposition entre les analyses des structures et les études des actions, stratégies et représentations des individus est une fausse opposition qui permet à ceux qui l’utilise de contester l’autorité dans le champ scientifique, ou de parler de politique de manière déguisée (du socialisme ou du libéralisme). Il est vrai que, à partir du moment où « chacun de nous a un point de vue : il est situé dans un espace social et à partir de ce point de l’espace social il voit l’espace social », il n’y a plus d’opposition entre les deux dimensions. Reste à traiter de l’habitus et du champ, deux notions fondamentales de Pierre Bourdieu, soit de connaître quel est le processus par lequel les individus intériorisent les structures du monde social et les transforment en schèmes de classement (en particulier des catégories de pensée, de l’entendement, des systèmes de perception incorporés) qui guident leurs comportements, leurs conduites, leurs choix et leurs goûts, (ce qui définit l’habitus). Ce système de dispositions qui se manifeste en relation avec une situation est le résultat de l’histoire individuelle, d’une éducation associée à un milieu et d’une histoire collective. Reste que l’habitus n’est pas un destin c’est un système ouvert sans cesse transformé par l’expérience qui ne se révèle que face à une situation. Ici la notion de champ prend tout son sens. Les champs (sorte d’arènes ou de petits univers spécifiques) se sont presque toujours constitués contre le champ économique pour ensuite être plus ou moins objet d’attentions de l’Etat qui est « le lieu d’une lutte à propos du pouvoir sur les champs ». La recherche sur la genèse de la constitution d’un champ est donc centrale. Manet, par exemple, rompt avec l’institution c’est un hérésiarque ; avant Manet le champ fonctionnait autour d’un nomos (une loi fondamentale un principe de division), après Manet le champ de la peinture devient anomique : tout le monde est légitimé à lutter à propos de la légitimité (dire ce qu’est la peinture). Le champ a donc une loi fondamentale, des règles, mais pas de nomothète. Il a des régularités, des censures, des répressions, des récompenses sans que cela ait été institué.
Ce livre passionnant qui se lit d’un trait devrait inciter le lecteur à se plonger dans Questions de sociologie puis, de là, à se lancer dans la lecture d’ouvrages de recherche comme La distinction ou La noblesse d’Etat. Sa connaissance du monde social et de sa propre position dans ce monde ne pourrait ainsi que s’accroître.
http://www.humanite.fr/2010-03-15_Idees-Tribune-libre-Histoire_Bourdieu-Chartier-dialogue-sur-la-societe













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